Depuis la paracha Vayechev, nous sommes témoins d'une tension extrême entre Joseph et ses frères. Après avoir accédé au trône, Joseph retrouvera ses frères venus demander du pain. Il ne se dévoilera pas à eux, et montera un stratagème pour faire venir Benjamin en Egypte. Puis la tension atteint un nouveau paroxysme lorsqu'il menace de garder ce dernier en Egypte. Alors intervient Judah pour sauver la situation, et empêcher que son frère ne reste en Egypte, et qu'ainsi son père soit entraîné dans la tombe, comme il l'avait dit à Judah au moment de lui céder Benjamin pour le voyage vers l'Egypte: "Qu'un malheur lui arrive sur la route où vous irez, et vous ferez descendre, sous le poids de la douleur, mes cheveux blancs dans la tombe" (Béréchit, 42, 38). Voyant la situation desespérée, Judah, une fois de plus, prend les rênes, pour intercéder auprès de ce maître égyptien. Le Midrach nous dit qu'à ce moment-là, une fois de plus, les frères ont fait de Judah leur roi. " Par trois fois Judah parla pour ses frères, et ils firent de lui leur roi: " Judah entra avec ses frères chez Joseph (44, 14)"; "Judah s'avança vers Joseph" (44,18); "Vendons-le aux ismaelites" (37, 27)" (Béréchit Rabba 84, 17). Lorsque Judah s'avance vers Joseph, nous avons donc clairement ici deux "royautés" qui s'affrontent, qui sont en fait deux conceptions différentes de l'acheminement vers la rédemption[1] : le Messie fils de David, et le Messie fils de Joseph. La confrontation de ces deux conceptions va atteindre son apogée lors de l'épisode conté au début de notre paracha. C'est pour cela que le Midrach dit que le monde a tremblé d'un bout à l'autre lors de cette rencontre. Il ne s'agit pas uniquement de la rencontre de deux individus, mais aussi de la rencontre de deux approches de ce que doit être l'histoire du monde et le comportement humain en général. Judah prônait une rédemption qui passerait uniquement par la sainteté, sans transiter par les errements dans le mal, la guerre, et les doutes, alors que Joseph pensait que pour que le monde accède à la connaissance de D.ieu, il fallait le transformerentièrement, y compris les forces du mal, vers le bien[2]. Le combat qui se préparait entre Judah et Joseph, entre les deux conceptions de l'histoire, aurait pû être terrible. Le Midrach le compare à un combat entre un lion et un taureau, Judah et Joseph représentant respectivement ces deux puissants animaux. Les frères ne dirent mot, voyant que l'ampleur du combat qui s'annonçait les dépassait totalement.
Mais la lutte n'eut pas lieu. Joseph se fit connaître à ses frères, dans une voix mêlée de pleurs. "Il éleva sa voix avec des pleurs, et dit à ses frères: Je suis Joseph; mon père vit-il encore?" (Béréchit, 45, 3). Et Rachi rajoute: "il leur parla avec douceur, en les suppliant". Versets d'une extrême émotion, qu'on ne peut lire sans imaginer le drame qui se dénoua ce jour-là autour de la famille de Jacob, et qui drainait des tensions accumulées depuis 22 ans, depuis la vente de Joseph par ses frères. On aurait pu imaginer que Joseph chercherait une quelconque vengeance, face à la souffrance que ses frères lui avaient causée. Mais tout le stratagème monté par lui n'avait qu'un seul but: faire faire tchouva, repentance à ses frères. Il voulait les amener à une situation similaire à celle où il s'était trouvé lui-même à Sichem, seul contre tous. Cette fois-ci, Benjamin était le frère en danger, et Joseph voulait savoir si ses frères n'allaient pas l'abandonner, comme ils l'avaient fait avec lui 22 ans auparavant. C'est ainsi que l'on teste la vraie tchouva d'un homme, nous dit le Rambam dans les lois sur la tchouva: "Qu'est-ce qu'une tchouva entière? C'est lorsqu'un homme se retrouve dans la même situation qui l'avait entraîné auaparavant à fauter, et il décide cette fois-ci de ne plus fauter alors qu'il en avait la possibilité; et ce non par crainte ou par faiblesse, mais parce qu'il est animé du désir de tchouva." (Michné Torah, Lois sur la Tchouva, chapitre 2, Halakha 1).
Joseph est rassuré. Cette fois-ci, non seulement ils n'ont pas abandonné Benjamin, mais Judah était prêt à sacrifier sa vie dans un combat sans merci. Cette abnégation de soi est le meilleur garant d'une tchouva pleine et entière. Alors, seulement alors, Joseph quitte le combat et se découvre à ses frères. Il a compris qu'ils sont mûrs maintenant pour une réunification de toute la famille, c'est-à-dire pour une unification des conceptions de l'histoire du monde. Ils ont intégré en eux, malheureusement par le biais de souffrances et de séparations, que la voie de Joseph et celle de Judah sont complémentaires l'une de l'autre, et qu'ils doivent œuvrer ensemble. Tout le livre de Béréchit n'est rien d'autre que cela: la recherche de la fraternité, perdue depuis le meurtre d'Abel et la vente de Joseph,pour faire advenir la rédemption, c'est-à-dire l'apparition d'un monde rempli de la sagesse de D.ieu, pour que règne le Bien entre les hommes.
Et ceci ne peut advenir que si les deux messies oeuvrent main dans la main, dans un effort commun de faire éclater la connaissance de D.ieu aux quatre coins du monde. Si, en effet, les voies des deux messies divergent dans leurs efforts, on aboutira à une vérité tronquée, car partielle. Le Messie fils de Joseph oeuvrera dans le monde de la matérialité, du politique, des sciences, pour que ces domaines qui s'occupent du rationnel soient prêts à reconnaître que la finalité du monde se trouve dans une vérité "méta-rationnelle", c'est-à-dire qui les dépasse tout en les englobant[3]. Ce travail préliminaire ayant été accompli par le Messie fils de Joseph, le Messie fils de David pourra à son tour œuvrer pour faire régner le monde de la spiritualité.
Joseph a atteint la dimension de sa messianité. Il est descendu dans les tréfonds de l'impureté, l'Egypte, pour en devenir le maître et l'élever vers la spiritualité. Pharaon lui-même a reconnu D.ieu grâce à Joseph: " Puisque D.ieu t'a révélé tout cela, il n'est point d'intelligent et de sage comme toi. C'est toi qui seras le chef de ma maison et tout mon peuple sera nourri" (Béréchit, 41, 39). Ce verset met en évidence la relation entre la révélation divine dont Joseph a été bénéficiaire, la reconnaissance par le mal (représenté par Pharaon) de la souveraineté divine dans le monde, et les conséquences heureuses de cette reconnaissance universelle: la bénédiction de l'abondance matérielle ("tout mon peuple sera nourri"). Ainsi, Joseph, malgré les dangers que représentait la descente en Egypte –la perte de son identité de juste, comme avec l'épisode de la femme de Putiphar-, il a résisté à toutes les tentations pour remplir la mission dont il se savait investi par D.ieu: faire éclater la souveraineté divine dans le monde entier, l'Egypte étant le centre culturel et économique du monde antique. C'est ce qu'il dit à ses frères lorsqu'il se dévoile à eux: " Ce n'est pas vous qui m'avez fait venir ici, c'est D.ieu; et il m'a fait devenir comme père de Pharaon, le maître de toute sa maison, et le gouverneur de tout le pays d'Egypte." (Béréchit 45, 8). Le maître de l'Egypte, de l'idolâtrie, reconnaissant le D.ieu Unique, mieux encore mettant à la tête de son gouvernement un homme de D.ieu, c'est à n'en pas douter la première phase de la rédemption déjà accomplie. Pour que celle-ci soit complète, il faudra que le Messie fils de David remplisse également son rôle, à savoir réunir en un et la matérialité et la spiritualité. Ceci ne peut se réaliser que lorsqu' Israël régnera sur sa terre, de façon indépendante, avec à sa tête un roi comme David qui saura aussi bien partir à la guerre qu'écrire les Psaumes, louanges inégalés à la grandeur de D.ieu. Joseph sait que les conditions ne sont pas requises, il ne fait donc qu'annoncer la libération: "Joseph dit à ses frères: Je vais mourir; mais D.ieu vous visitera, et vous fera monter hors de ce pays, vers celui qu'il a promis par serment à Avraham, à Isaac et à Jacob." (Béréchit, 50, 24). Joseph a préparé la rédemption. Pour que celle-ci arrive, il faut que les deux messies s'unissent. C'est ce qui est prophétisé par Ezekiel, dans la haftara lue en même temps que notre paracha. "Toi, fils de l'homme, prends un morceau de bois et écris-y: A Judah et aux enfants d'Israël qui se sont groupés autour de lui. Prends ensuite un autre morceau de bois et inscris-y: A Joseph, le tronc d'Ephraim, et toute la maison d'Israël qui s'est ralliée à lui. Approche les deux morceaux de bois l'un de l'autre pour qu'ils ne forment qu'un seul tronc. Qu'ils restent ainsi réunis dans ta main…. Puis tu diras au peuple: Ainsi parle D.ieu. Je vais retirer les enfants d'Israël d'entre les peuples où ils se sont installés; Je les rassemblerai de partout et les ramènerai sur leur terre. Je ferai d'eux un seul peuple dans ce pays, sur les hauteurs d'Israël. Un seul roi sera leur souverain à tous… Mon serviteur David sera leur roi, un seul berger les guidera tous" (Ezékiel, 37, 16-24). Ce texte parle de lui-même. Le but et la finalité du peuple juif sont clairement posés par le prophète: unir les deux messianités, Judah et Joseph, pour le ramener sur sa terre et entamer la rédemption représentée par le modèle de souveraineté davidique. L'unité est présentée ici comme la condition sine qua none de cette rédemption. Cette unité est nécessaire, car le peuple juif, en tant que représentant de D.ieu Unique sur terre, doit témoigner lui aussi de l'unité en son sein. C'est cela qu'avait compris Joseph, et c'est ce qu'il mit en pratique dans sa réunion avec ses frères.
[1] Voir notre article sur Vayechev, où nous expliquons les différences fondamentales entre la vision de Joseph et celle de Judah pour l'accession à la rédemption du monde.
[2] L'idée de la transformation du mal en bien a été particulièrement développée par le Ramhal, et il voit en la personne du Messie Fils de Joseph l'agent opérateur de cette transformation, qui préparera le monde à recevoir le Messie Fils deDavid, pour la rédemption finale.
[3] Il est plus que significatif aujourd'hui que même les scientifiques abondent dans ce sens d'une "méta-rationalité". Beaucoup d'entre eux reconnaissent les limites des sciences exactes, et savent qu'il existe un domaine qui transcende l'expérimentation scientifique. Les exemples sont nombreux, comme le "Temps de Planck", 10-43 seconde, qui est la limite au-delà de laquelle la science ne peut plus expliquer le comportement des atomes, la force de gravité devenant extrême. La biologie reconnaît aussi que l'apparition de la vie relève du "miracle" tant les conditions pour que celle-ci éclose à partir des éléments naturels sont nombreux et complexes. Ainsi s'exprime Francis Crick, prix Nobel de biologie pour la découverte de l'ADN: "Un honnête homme armé de tout le savoir à notre portée aujourd'hui se devrait d'affirmer que l'origine de la vie paraît actuellement tenir du miracle, tant il y a de conditions à réunir pour la mettre en œuvre" (Science and technology, Science Foundation, 1979). Voir à ce sujet le livre de Jean Guitton et des frères Bogdanov, D.ieu et la science, aux Editions Grasset, 1991.