CHEMINI: NADAV ET AVIHOU OU LE SECRET DE LA KETORET
Notre paracha s'ouvre sur l'inauguration du Taberbacle, qui eut lieu le premier Nissan de la seconde année dans le désert, après sept jours pendant lesquels Aaron et ses fils durent rester dans la Tente d'Assignation jour et nuit (ce qu'on appelle les sept jours de "milouïm"). Le huitième jour eut donc lieu l'inauguration du Tabernacle. Le chiffre huit n'est évidemment pas un hasard. Le Maharal nous enseigne que sept correspond au monde de la nature (Tiféret Israël, début du chapitre 2). En effet, la création eut lieu en sept jours, et l'on s'aperçoit que sept est le chiffre qui revient le plus souvent pour décrire les phénomènes naturels: ainsi la semaine, seul cycle temporel ayant acquis une reconnaissance universelle, ou bien le spectre des couleurs qui possède sept domaines fondamentaux. Le huitième jour, par contre, vient signifier une dimension méta-naturelle, celle de la Tora et de la Présence Divine. Si l'homme veut comprendre le sens de l'histoire –personelle et collective- il doit admettre que le monde n'est pas dirigé uniquement d'après les lois de la nature et de la logique, mais d'abord et surtout par le pouvoir divin qui l'oriente dans le sens de Sa volonté, qui est de faire apparaître le Bien en fin de parcours. Ainsi, si l'inauguration du Tabernacle a lieu le huitième jour, c'est pour nous faire comprendre que le Temple est ce lieu de rencontre entre le monde de la nature et le Créateur, et que c'est de cet endroit saint qu'émergera la bénédiction que D.ieu dispensera à tous les êtres créés. Ce huitième jour recèlait donc en lui un immense pouvoir, celui de faire éclater la Présence Divine dans le monde de la matérialité, en reliant par le service du Tabernacle les mondes spirituels avec le monde de la nature.
C'est ce qu'avaient compris les fils d'Aaron, Nadav et Avihou, qui devaient officier dans le Tabernacle ce huitième jour et ainsi amener dans le monde la spiritualité la plus parfaite. Ce travail devait se faire par le biais de la Kétoret, c'est-à-dire l'encens, car l'encens correspond au sens le plus affiné de l'homme, l'odorat. Celui-ci en effet n'a pas de base physique, il ne repose pas sur un substrat visible ou palpable. Il est donc à même de faire le lien entre les mondes de la spiritualité et celui de la matérialité. Cette fonction se retrouve dans le nom de Kétoret, puisqu'il s'agit d'un mot araméen signifiant le lien, "kécher" en hébreu. L'intention des fils d'Aaaron était donc extrêmement élevée et noble, et c'est pour cela que D.ieu déclare, après leur mort: "Je veux être sanctifié par ceux qui M'approchent" (Vayikra 10, 3). Curieux verset: si Nadav et Avihou sont "les proches" de D.ieu, pourquoi les fait-Il mourir? D.ieu ne cherche évidemment pas la mort des hommes, encore moins celle des justes. Et Nadav et Avihou sont même considérés par le Midrach comme plus grands que Moïse et Aaron:"Moïse dit à Aaron: mon frère Aaron, je savais que la Maison serait sanctifiée par ceux que D.ieu aime et je pensais: ou moi ou toi, maintenant je vois qu'ils sont plus grands que moi et toi" (Rachi sur Vayikra 10, 3, citant le Midrach Rabba). Alors que signifie cette mort soudaine, au moment où le monde devait arriver à un sommet de spiritualité, et où les acteurs de cette réalisation divine manifestaient un désir immense de l'accomplir ?
Les Maîtres donnent plusieurs explications (Erouvin 63 a):
Nadav et Avihou sont rentrés souls dans le Temple.
Ils ont décidé d'une loi en présence de leur maître Moïse sans lui demander son avis (La halakha interdit en effet de légiférer alors qu'on a en face de soi des maîtres plus compétents que soi-même). Ils ont omis aussi de consulter leur père. De plus, ils ne sont pas consultés l'un l'autre, mais ont agi chacun de leur propre initiative.
Ils étaient célibataires.
Il voulurent offrir l'encens (la Ketoret) dans le Saint des Saints, alors que seul le Cohen Gadol est habilité à y entrer le jour de Kippour.
Que signifient ces explications a priori dépourvues de rapport les unes avec les autres? Il nous semble que le lien entre elles se trouve justement … dans la Ketoret. Comme nous l'avons expliqué plus haut, la Ketoret est le moyen de relier la spiritualité avec la matérialité. Nadav et Avihou, le jour de l'inauguration du Tabernacle, avaient pensé que le moment du tikoun était arrivé, puisque "la Gloire de D.ieu se manifesta au peuple entier" (Vayikra 9, 23). La Présence Divine se faisait tangible, immédiate avec le travail des Cohanim dans le Sanctuaire. Les fils d'Aaron croyaient donc qu'était arrivé le jour où l'on pouvait s'approcher de D.ieu sans intermédiaire, comme à Kippour dans le Saint des Saints. Ils pensaient, en termes cabalistiques, qu'on était parvenu à la réparation des Vases Brisés, c'est-à-dire à un état de perfection du monde, où la différence entre spiritualité et matérialité n'existe plus, où le corps reflète l'âme, où le mal reconnaît que son origine est le bien divin et qu'il s'incline devant la Gloire Divine. C'est pour cela qu'ils utilisèrent la Ketoret dans le Saint des Saints. En effet, l'encens est composé de onze parfums et possède une odeur très forte, presque désagréable. Le Ari zal nous a révélé que ces caractéristiques viennent signifier que l'encens est la réparation du mal. Les onze composants sont une allusion aux dix séfirot de la klipa[1], entourées d'une onzième force, le tout symbolisant le mal qui refuse de rentrer dans le schème des lumières et des réceptacles des dix séfirot du Bien. Cette onzième force correspond au parfum exhalant une mauvaise odeur, la hélbona. En rassemblant la hélbona avec les dix parfums possédant des odeurs agréables, on arrive ainsi à éliminer le mal, ou plutôt à l'intégrer, puisqu'il se trouve en union et en relation avec la Ketoret, et reconnaît ainsi que c'est le Bien qui est premier et qui deviendra souverain à la fin des temps.[2] Ce que croyaient Nadav et Avihou, c'est que le temps de la rédemption était arrivé, que le mal avait abdiqué, et qu'on pouvait ainsi faire le travail de la Ketoret librement. Mais ce travail représentait "un feu profane que D.ieu ne leur avait pas ordonné" (Vayikra, 10, 1). Car l'histoire n'était pas arrivée encore à un moment suffisamment mûr pour ce dévoilement. Certes, le Tabernacle venait d'être inauguré et il s'agissait d'un niveau spirituel très élevé. Mais le peuple hébreu dans son ensemble, et à plus forte raison le reste de l'humanité n'avait pas atteint encore un degré de maturité spirituel suffisamment élevé pour le tikoun, l'arrangement général. Il suffit pour s'en convaincre de voir la suite des événements dans le désert (la faute des explorateurs, la faute de débauche sexuelle à Baal Péor etc…). Il ne pouvait donc pas y avoir encore d'unification entre le monde spirituel et le monde matériel. Le travail de la Ketoret à un autre moment que Kippour était donc inopportun, même si l'intention était plus que louable. Et les fautes que l'on reproche à Nadav et Avihou sont en fait le reflet de ce manque de congruence parfaite entre les deux mondes:
Le fait qu'ils soient soûls vient signifier qu'ils étaient en rupture d'identité avec eux-mêmes. Un homme soûl ne peut pas atteindre la perfection dans ce monde-ci, encore moins faire advenir la spiritualité.
Le fait qu'ils n'ont pas consulté leurs maîtres vient montrer qu'ils avaient rompu le lien entre eux et la sagesse divine représentée par Moïse et Aaron. Ils étaient effectivement de grands sages, comme en témoigne Moïse après leur mort dans le Midrach mentionné, mais ça n'était pas une raison pour agir de leur propre initiative et se couper de la source prophétique vivante, Moïse et Aaron.
Leur célibat va évidemment dans le même sens. Le mariage est l'acquisition par excellence de la relation, et ce qu'on soit le plus grand sage ou un homme simple. N'ayant pas fait cette expérience fondamentale, comment pouvaient-ils prétendre unir les mondes, alors qu'ils n'avaient pas encore connu l'union dans ce monde-ci?
Dans ces conditions, faire le travail de la Ketoret s'avérait une tragique erreur, qui leur valut la vie.
Ce tragique événement vient nous apporter un enseignement pour toutes les générations: on ne peut se targuer de faire le tikoun final si la génération n'est pas mûre pour cela, même si on a la dimension d'un grand sage. Il faut d'abord opérer en soi les changements nécessaires, représentés dans notre paracha par une parfaite maîtrise de soi et dans son rapport avec le monde, pour pouvoir ensuite faire progresser notre génération, et alors peut-être pourra-t-on tenter, comme Nadav et Avihou, l'arrangement final…
[1] De même qu'il y a dix séfirot du bien, il existe en parallèle dix séfirot du mal.
[2] C'est pour cela que les Sages ont dit qu'avec la Ketoret, la paix doit régner dans le monde. Le mal étant lié au bien, il s'y soumettra, et ainsi il n' yaura plus de guerres entre les hommes. Voir notre article sur Trouma.