BAMIDBAR OU L'HUMILITE COMME CONDITION DU DON DE LA TORAH
Le quatrième livre du Pentateuque s'intitule Bamidbar, traduit maladroitement en français par "Les Nombres". Certes, il commence par le dénombrement du peuple d'Israel sorti d'Egypte. Mais si l'hébreu a choisi le terme "Bamidbar", "Dans le désert", c'est pour insister sur l'importance du désert au décours de ce livre. Nous allons donc dans un premier temps essayer d'analyser ce qu'englobe, pour la Torah, la notion de désert, puis essayer d'éclairer les principaux événements de ce quatrième livre à la lumière de ce que nous aurons apporté.
La Guemara, dans le Traité Nédarim (Talmud de Babylone, p 55a), explique un verset qui se trouve plus loin dans le livre Bamidbar (21, 18-19): "De Midbar ils allèrent à Matanah, de Matanah à Nahliel, de Nahliel à Bamot". Tout, dans la Torah, a une signification à plusieurs niveaux, même les descriptions géographiques. Si la Torah a mentionné ces endroits, il doit s'y cacher une raison profonde. Et la Guémara apporte une explication d'ordre éthique: " Si un homme fait de lui-même un désert, c'est-à-dire qu'il est ouvert (moufkar) à tout, alors il recevra la Torah comme un don (matanah)". Ouvert à tout vient signaler l'importance fondamentale de l'humilité comme condition sine quanone au Don de la Torah. Moufkar signifie littéralement être abandonné, à la disposition de tous; on dit par exemple d'un objet qui n' a pas de propriétaire qu'il est hefker. S'agissant de l'homme, la Guémara veut nous faire comprendre qu'il doit être entièrement disponible intellectuellement et spirituellement pour recevoir en quelque sorte un nouveau "propriétaire", comme un objet perdu. L'homme doit donc se vider de son savoir, de ses préjugés, faire en quelque sorte table rase, et ainsi la Torah lui sera donnée. Il ne s'agit pas de se faire violence et d'oublier de force ce qu'on a pu apprendre qui ne semblait pas compatible avec la Torah. Non, il s'agit plutôt de faire montre d'humilité et de simplicité face à l'infini du message divin qui nous est donné dans la Tora , et ce quel que soit le degré de connaissances que l'on a pu atteindre par ailleurs. L'homme-désert, c'est la capacité qu'a celui-ci de s'arracher à son paysage naturel et rassurant, et se retrouver face à face avec l'infini du désert, inquiétantet en même temps fascinant. Comme le désert, la Torah est un monde qui semble infini, où l'on a du mal au début à trouver ses repères, et qui exige une attention toute particulière pour y déceler les trésors cachés de la faune et de la flore. Le désert, c'est une étendue ouverte à tous, mais dans laquelle on peut se perdre si l'on n' a pas avec soi un guide expérimenté, qui peut nous révéler les secrets enfouis sous les dunes. La Torah est ouverte à tous, à condition que l'on soit soi-même ouvert, prêt à accepter les nécessaires changements qu'impliquera l'intégration des valeurs juives. Cette acceptation a pour base l'humilité. C'est en effet cette vertu qui permettra à l'homme d'opérer en lui les changements intérieurs, et d'accepter la notion de Maître et de Gouverneur Unique du monde. Chacun a pu expérimenter à certains moments de sa vie, et à des degrés divers, que l'on ne peut pas toujours contrôler ce qui nous arrive, que les événements ont l'air plus forts que nous. Il s'agit souvent d'une conjonction de rencontres, de phénomènes imprévus qui vont sans qu'on le veuille quelquefois bouleverser notre vie. Là où certains y voient le hasard, le croyant sait qu'il s'agit de la Providence Divine[1]. L'organisation et le déroulement de la vie sont des événements qui fondamentalement nous sont donnés, ceux-ci ne dépendant pas (du moins exclusivement) de notre volonté. Pour reconnaître cela, il faut non seulement le vivre (mais par définition, chaque être vivant a "expérimenté" le don de la vie), mais aussi savoir déchiffrer, dans la grille de nos événements quotidiens, la Providence Qui agit et modifie le cours de cette vie. Pour intégrer cela, pivot de la foi, il faut d'abord avoir fait le travail intérieur qui consiste à accepter d'être toujours "second" par rapport au Maître du monde. C'est la fonction impartie à chaque homme, mais en particulier à Israel qui est appelé par D.ieu Son "aîné", qui se dit en hébreu békhor. Or, les lettres du mot békhor, bet, caf, rech, sont toutes trois de l'ordre du second, puisque bet a pour valeur numérique 2, caf 20 et rech 200. Etre l'aîné de D.ieu, c'est donc être fondamentalement second. Second par rapport à D.ieu, donc dépendant de Lui pour tout. L'intégration de cette notion nécessite avant tout le travail de l'humilité. C'est pour cela que les maîtres du Talmud et plus tard, de la morale, ont tellement insisté sur cette vertu. Ainsi, le Rambam dans son commentaire sur les Pirké Avot, écrit à propos de la quatrième Michna du quatrième chapitre: "Sois très, très effacé car l'espérance de l'homme c'est la vermine". L'humilité est l'une des suprêmes dispositions saines et elle est la juste moyenne entre l'orgueil et l'effacement de soi... Nous avons déjà expliqué qu'il convient en général de pencher davantage vers l'un des deux extrêmes dans le but de border d'une haie sa conduite et de se tenir ainsi en permanence dans la voie moyenne. La question de l'orgueil fait cependant exception au regard de toutes les autres formes de conduite, car du fait de la gravité de ce vice selon le jugement des sages qui connaissent le préjudice qui en résulte, ils ont poussé l'éloignement de l'orgueil jusqu'à son extrême opposé et ont penché vers un total effacement de soi, afin que ne reste absolument aucune trace d'orgueil en l'âme… Les sages louèrent l'humilité en disant (Talmud de Jérusalem, Chabbat 1: 3): Parce que la Torah a fait de la sagesse une couronne pour son front, elle a fait de l'humilité l'empreinte de sa grandeur selon le verset: "Le commencement de la sagesse est la crainte de D.ieu" (Psaumes 110, 10). Ce qui prouve que la crainte de D.ieu est plus élevée que la sagesse et qu'elle est la cause de son existence. Et il est dit: "L'empreinte de l'humilité est la craintede D.ieu" (Proverbes 22, 4); autrement dit, la crainte de D.ieu prend naissance au bord de l'humilité, si bien qu'en conclusion l'humilité est beaucoup plus grande que la sagesse".
Maimonide exprime ici l'idée fondamentale que l'humilité est plus grande et plus importante que la sagesse. Pour ceux qui pensaient encore que le Rambam avait épousé la cause de la philosophie et mettait en avant la suprématie de l'intellect sur les vertus, ce texte en apporte le démenti formel. Maimonide est un des plus grands penseurs religieux de tous les temps, et à ce titre, il place la vertu d'humilité avant la réflexion intellectuelle.
Le Ramhal fera aussi de l'humilité une vertu cardinale à acquérir dans l'échelle des valeurs juives. Dans son Mesilat Yécharim, il la place (à la suite de Rabbi Pinhas Ben Yair dans le traité Avoda Zara 20b) parmi les dernières qualités à acquérir, après l'ascèse, la pureté et la piété ( et avant la crainte et la sainteté).En effet, bien que fondamentale pour la foi, la véritable humilité n'en reste pas moins une qualité extrêmement difficile à intégrer en soi, cell-ci nécessitant une sorte d'effacement de soi-même, mais seulement après qu'on ait acquis une grande connaissance de la Torah. Nous voyons qu'il existe donc deux sortes d'humilité. La première, point de départ de la foi en D.ieu, qui implique un effacement de soi face à la grandeur de D.ieu et de sa Torah, que l'on n'a pas encore acquise; la seconde, après que l'on ait beacoup étudié et fait sien le mode de vie d'un être tourné vers D.ieu et sachant que tout provient de Lui, qui consiste en une modestie profonde et véritable face à l'Infini inaccessible de D.ieu, malgré une vie transformée en tentative permanente de se rapprocher de Lui.
C'est ainsi que le plus humble des hommes doir être le plus grand d'entre eux, puisque la véritable humilité ne peut s'acquérir qu'à l'index d'une élévation spirituelle comparable en profondeur et en efforts. C'est donc pour cela que la Bible déclare que "Moise était l'homme le plus humble de tous les hommes" (Bamidbar, 12, 3). C'est justement parce qu'il est le plus modeste de tous les hommes que D.ieu l' a choisi pour diriger le peuple d'Israel; parce qu'il sait, au plus profond de lui, que le destin de l'homme est forcément tributaire de la volonté divine, parce qu'il a intégré que l' homme est toujours second par rapport à son Créateur, alors il peut être le plus grand dirigeant que le peuple juif ait jamais connu.
Il en va de même pour le mont Sinai. Parce qu'elle est la plus petite des montagnes, alors elle peut être celle qui va recevoir le plus grand de tous les trésors de l'humanité: la Torah. Et à partir de cette réception, si l'homme se fait aussi réceptacle pour la Torah, alors celle-ci est donnée en "matanah", c'est-à-dire comme un don qui fait partie intégrante de soi, parce que ce don est le produit d'un travail acharné de toute une vie pour acquérir les qualités requises pour comprendre et intégrer la Torah. Alors on méritera véritablement le don de la Torah.
Dans un langage cabalistique, la vertu d'humilité trouve son équivalent dans la première des séfirot, le Kéter. C'est ainsi que Rabbi Moshe Cordovéro, dans son ouvrage "le Palmier de Débora", explique l'importance de cette vertu. Ce livre met en parallèle le comportement idéal de l'homme avec les vertus divines telles qu'elles apparaissent à travers les dix séfirot.. Ainsi l'homme pourra accomplir la mitzva de ressembler à son Créateur. Le Séfer Hahinoukh en a fait le 611ième commandement: " On nous a ordonné que tous nos actes soient faits dans le droit et bon chemin, et orienter toutes nos paroles envers notre prochain vers la générosité et la miséricorde, pour qu'ainsi nous ressemblions à notre Créateur…Ainsi que l'ont dit nos maîtres: (T.B Chabbat 133b) "De même que D.ieu est appelé miséricordieux, sois miséricordieux toi aussi" ". La première des séfirot, le Kéter (donc la plus élevée) correspond à la mesure d'humilité: " Pour que l'homme ressemble à son Créateur, selon le secret de Kéter, il faut qu'il y ait en lui plusieurs corps d'actions. Celle qui contient le tout, c'est la mesure d'humilité, car elledépend de Kéter, la plus élevée des mesures[2]." Ainsi la vertu d'humilité acquiert aussi dans la littérature cabalistique une position privilégiée, celle de première vertu à acquérir.
Cette équation "bamidbar-humilité" nous donne une grille de lecture nous permettant d'éclairer certains des événements douloureux qui égrènent ce livre. Ainsi la faute de Qorah peut être comprise comme un manque total d'humilité face à Moise et surtout face à D.ieu qui l'a choisi pour être le plus grand des prophètes. Même la faute des explorateurs peut se lire ainsi: c'est par défaut d'humilité face à la promesse de D.ieu de conquérir la terre d'Israel que les explorateurs refusent d'y rentrer. De même, la faute des "mitonenim" , de la plainte pour avoir de la viande, peut être interprétée comme un manquement moral provoquant une insatisfaction face à la manne qu'envoyait D.ieu: ils se considéraient comme devant recevoir plus qu'une "simple" manne.
Nous voyons que l'humilité est la condition incontournable pour tenter de se rapprocher de D.ieu. Paradoxalement, c'est en se faisant petit par rapport à D.ieu que l'on pourra grandir dans le travail de la sainteté. C'est ce que nous promet le texte: "De Bamidbar à Matanah. De Matanah à Nahliel. De Nahliel à Bamot ". Bamot signifie littéralement la scène, qui est surélevée. Si l'on sait se faire humble, on arrivera à la bama, à la véritable élévation qui est de l'ordre de la spiritualité, du rapprochement vers D.ieu.
[1] Il est intéressant de noter qu'aujourd'hui, non seulement le croyant attribue ces phénomènes imprévus à la Providence, mais les scientifiques aussi font intervenir la théorie du déterminisme aux systèmes vivants organisés. Ainsi, Henri Atlan, grand théoricien de l'auto-organisation, parle de "bruit organisationnel" qui permet aux systèmes vivants d'améliorer leur organisation interne, bien que ces bruits ne fassent pas partie a priori du système. "A partir du moment où le système est capable de réagir à ces erreurs, de telle sorte non seulement à ne pas disparaître, mais encore à se modifier lui-même dans un sens qui lui est bénéfique, ou qui au minimum préserve sa survie ultérieure, autrement dit, à partir du moment où le système est capable d'intégrer ces erreurs à sa propre organisation, alors, celles-ci perdent a posteriori un peu de leur caractère d'erreurs."(Henri Atlan, Entre le cristal et la fumée, Editions Points Sciences, p 57)
[2] Rabbi Moshé Cordovéro, le Palmier de Débora, chapitre 2. Traduction française aux Eds Verdier, p 72.