VAYETSE: L’EXIL DE JACOB CHEZ LABAN OU LE TIKOUN DE TOUTES LES AMES D’ISRAËL
Après avoir fui de devant son frère, Jacob arrive à Padan Aram où l’y avaient envoyé sa mère pour éviter la colère d’Esav, et son père pour prendre épouse « parmi les filles de Laban » et ainsi continuer la voie d’Avraham et revenir prendre possession de la terre que D a promise au premier patriarche (Béréchit, 28, 2-4). Nous voyons ici un changement radical de l’attitude d’Isaac face à Jacob. Alors qu’il pensait au début que la promesse continuerait par Esav, il prend maintenant fait et cause pour Jacobdans le domaine del’action, de la matérialité. Il demande en effet à Jacob de fonder une famille, puis de revenir sur la terre d’Avraham pour en prendre possession. Il est donc clair désormais pour Isaac que c’est par Jacob, et lui seulement, que se fera le double tikoun de l’extériorité et de l’intériorité. Et s’il l’envoie chez Laban, c’est justement pour apprendre à se mesurer au mal et à le vaincre. Il faut donc lire la paracha Vayetsé comme l’apprentissage pour Jacob de la matérialité, du mal et de la fourberie représentés par Laban, qu’il faudra surmonter pour parer le futur peuple d’Israël de toutes les armes nécessaires contre le mal.
C’est ainsi que Jacob resta vingt ans chez Laban : 14 ans pour acquérir ses deux femmes et fonder sa famille (qui deviendra les douze tribus d’Israël) et 6 ans pour acquérir des biens matériels, représentés par les troupeaux . Léah et Rachel représentent au niveau cabalistique les deux figures de la rédemption se complétant l’une l’autre, la première étant l’intériorité, la seconde l’extériorité[1]. C’est à partir de ces deux figures féminines qui se complètent que naîtra tout le peuple juif, notamment Yehouda et Joseph qui représenteront les deux formes de messianité (voir notre article sur les deux Messies)
Mais nous voudrions ici nous attarder sur un passage de la paracha qui paraît totalement narratif, mais qui néanmoins contient beaucoup de secrets pour le tikoun, la réparation des âmes de tout le futur peuple d’Israël. Il s’agit du chapitre 30 qui traite de la façon dont s’enrichit Jacob en faisant fructifier son troupeau d’agneaux rayés, pointillés et mouchetés (en hébreu akoudim, nékoudim, broudim). Jacob s’adonna pendant six ans à des pratiques a priori étranges pour acquérir tous les animaux rayés, pointillés et mouchetés : il fixa des rameaux de peuplier,d’amandier et de châtaignier, sur lesquels il pratiqua des entailles blanches, devant les brebis qui s’accouplaient, et qui ainsi produisirent des agneaux vigoureux rayés, pointillés, et mouchetés. Etrange texte que celui-ci. La Torah voudrait-elle nous enseigner les lois de l’hérédité mendélienne[2] ? On ne voit pas non plus de message moral derrière ces stratagèmes bucoliques. Alors de quoi s’agit-il ? Encore une fois, nous n’aurons pas d’autre recours que les sources cabalistiques pour donner sens à cet étrange épisode.
Le Zohar met d’ailleurs en garde quiconque ne prêterait pas attention aux textes purement narratifs de la Torah : « Malheur aux coupables du monde qui ignorent et ne prêtent pas attention aux paroles de la Torah. Et s'ils la regardent, n'ayant pas d"intelligence, les paroles de la Torah paraissent à leurs yeux comme des paroles vides sans aucun intérêt, et cela parce qu'eux sont vides de savoir et d"intelligence. En vérité, toutes les paroles de la Torah sont hautes et glorieuses, de chaque parole sans exception, il est dit : « elle est plus précieuse que les perles, aucun joyau ne l'égale » (Zohar Vayetsé, p 163a)[3].
Après cette vigoureuse introduction, le Zohar nous commente abondamment ce passage de la Torah. Ce troupeau n’est qu’une parabole du futur peuple d’Israël qui sortira de Jacob et des douze tribus. "Il se fit des troupeaux à lui seul (Béréchit 30, 40) signifie « c’est toi qu’a choisi D.ieu pour devenir son peuple particulier parmi tous lespeuples » (Deutéronome, 14, 2) » (Zohar Vayetsé p 163b). Le Zohar établit ici clairement un parallèle entre le troupeau de Jacob et le peuple d’Israël. Et il faudra donc interpréter tous les actes de Jacob autour de ce troupeau à la lumière de ce corollaire. Le travail de sélection qu’opère Jacob auprès des brebis vient révéler la différenciation d’Israël par rapport aux autres nations. C’est probablement pour cela que Jacob resta six ans à former ce troupeau : six ans pour les six cent mille âmes qui forment la base de tout le peuple d’Israël (les mêmes six cent mille qui se retrouvèrent au pied du mont Sinaî pour recevoir la Torah)[4]. Ainsi, lorsque « Jacob prit une baguette fraîche de peuplier (Béréchit, 30, 37) son dessein était les liens de la Foi » (Zohar 161b), c’est-à-dire de relier les sefirot entre elles pour donner au futur peuple d’Israël des racines empreintes de toute la sainteté possible. Pour cela, Jacob remontera jusqu’à la création du monde lui-même, pour s’ancrer au plus profond dans le divin. Pour mieux comprendre ces passages du Zohar, il nous faut passer par la grille de lecture qu’offre le Ari zal.
Jacob donne donc naissance à des animaux rayés, pointillés er mouchetés : en hébreu akoudim, nekoudim, broudim (ou tlouim). Le Ari zal nous révèle qu’il s’agit là de la création du monde en trois étapes . Akoudim correspond au monde uni, parfait (Akoud vient du verbe laakod, qui signifie lier, unifier, comme par exemple le ligotage d’Isaac, Akedat Itzhak où Isaac est lié à la potence du sacrifice, mais aussi et surtout à son père Avraham qui ne fait plus qu’un avec lui : voir notre article « le ligotage d’Isaac »). Dans le monde des akoudim, la lumière de D.ieu inonde l’univers de façon totale, et elle n’est pas séparée par des réceptacles différents. Dans notre article sur Béréchit, nous avions déjà vu que la création s’organisait autour de la bipolarité lumière-réceptacle. D.ieu épanche Sa lumière sur le monde, mais celui-ci a besoin de réceptacles, de limites, pour retenir et contenir un peu de cette lumière infinie. Dans le premier stade, défini par le Ari zal par le monde des Akoudim (voir Etz Haim chapitre des Akoudim), cette lumière se transmet par le biais d’Adam Kadmon (ou l’Homme Primordial). Celui-ci va intégrer dans un premier temps toute la lumière provenant du rayon divin (le kav, voir notre article sur Béréchit) ainsi que le réchimo (l’espace vide). Dans un second temps, cette lumière réémergera dans le monde à partir des « pores » (ou des orifices) de l’Adam Kadmon, tels les oreilles, le nez, la bouche, les yeux et le front. Dans le monde des akoudim, ne sortent que les lumières des oreilles, du nez et de la bouche, qui présentent toutes la caractéristique d’être des lumières pures, sans réceptacles pour celles des oreilles et du nez, et avec un réceptacle unique pour celle de la bouche. Il y a donc unité, perfection dans cette première phase de création du monde. C’est ce que tente Jacob dans la sélection de son troupeau : former des âmes entièrement pures, unifiées, qui formeront la base du peuple d’Israël.
Puis vient la seconde phase dans la création du monde : la nécessaire brisure des réceptacles (chvirat hakelim). Nécessaire, car comme nous l’avons expliqué dans notre article sur Béréchit, il faut une chute pour faire apparaître dans un troisième temps la complétude, la perfection. Celle-ci, si elle se donnait d’emblée comme dans le monde des akoudim, serait un don gratuit, ne faisant pas intervenir l’homme, et ainsi le priverait du prix de son labeur pour le monde futur. L’intervention d’une force différente de D.ieu est une conséquence ontologiquement inséparable de la notion même de création. D.ieu a créé le monde en se retirant (le tsimtsoum) pour laisser place à autre chose que Sa Majesté Infinie. C’est là que vient se loger la place et le rôle de l’homme dans le monde et l’histoire. La créature, imparfaite par nature puisque séparée de D.ieu, implique qu’il y ait donc, dans la mise en place des différents mondes par D.ieu, un univers reflétant l’imperfection première, ontologique. C’est le monde des Nekoudim, qui signifie points, donc séparation. Dans ce monde, les lumières vont apparaître enveloppées de leurs réceptacles, chacune séparée de l’autre. Et ces réceptacles ne seront pas organisés entre eux, et chacun voudra maîtriser sa lumière. Du fait de cette inorganisation et du désir de dominer la lumière, il va se produire la brisure des réceptacles, ou chvirat hakelim. L’imperfection a atteint ici son sommet. Elle a commencé avec l’indivudualisation des réceptacles, pour se terminer avec leur brisure. Jacob va ici intervenir dans le tikoun du monde des nékoudim en plaçant les rameaux en face des animaux, c'est-à-dire en reformant l'union de la lumière avec les réceptacles. Ceci nous montre que l'homme peut –et doit- agir sur le monde pour tenter de réunir les forces du divin avec celles de la matérialité.
Jacob sait, dans sa préparation des âmes d’Israël, que celles-ci passeront par de graves épreuves, comme l’exil d’Egypte et les quatre grands autres dans les quatre grands empires (Babylonie, Perse et Mède, la Grèce et Rome). Il sait que son peuple passera par de grandes brisures, qu’il sera humilié, bafoué, tué par les autres hommes. Il sait tout cela, comme l’avait su déjà Avraham (lors de l’alliance entre les morceaux). Alors il prépare des âmes qui puissent aussi supporter cette déréliction, et traverser l’histoire pour la faire aboutir à bon port, c’est-à-dire à la messianité porteuse du message divin de morale, d’amour et de justice. Malgré toute la déréliction, les génocides et les humiliations... Il faut être un peuple à la nuque extrêmement solide, raide, pour résister à tout cela, et perdurer dans l’histoire pour faire advenir, malgré tout le Nom de D.ieu.
Puis vient la phase de réparation, le tikoun : dans le langage lourianique, emprunté à notre paracha, les broudim. Les broudim sont des animaux mouchetés, c’est-à-dire habillés de tâches régulières et suivies. Les broudim représentent donc la phase de rédemption qui suivra la phase de brisure, car le but de D.ieu est évidemment de faire régner le Bien à la fin. Ces broudim sont les « voies » dans lesquelles Israël devra s’engager pour mener à bien le dessein de D.ieu : que toutes les créatures, tous les événements de tous les temps ne sont arrivés que pour la Gloire finale de D.ieu. Et c’est seulement à la fin que l’on comprendra, a posteriori, comment chacun remplissait son rôle en fonction de la tâche que D.ieu lui avait assignée. Au cours de sa vie, l’homme avait eu le choix d’agir dans le sens du bien ou du mal, mais tout cela ne servait que la volonté de D.ieu, même si l’homme avait l’impression qu’il allait à l’encontre du message divin. (Voir Daat tvounot du Ramhal, chapitre 160-180). Jacob prépare donc aussi les âmes d’Israël à ce grand dévoilement final, qui se fera à travers de terribles épreuves, comme en attestent les prophètes à propos de la guerre de Gog et Magog, et la Guemara dans le traité Sanhédrin (chapitre Héleq)[5].
Sans nul doute que nous sommes les générations de la fin, des Broudim. Puisse D.ieu nous envoyer les âmes du tikoun qui sauront nous indiquer les voies du Yhoud, du règne de l'Unité.
[1] D’après le Zohar, Léah correspond à la sefir aBina, qui est cachée, et Rachel à la sefira Malkhout qui est dévoilée.C’est l’association des deux avec Tiferet, représenté par Jacob, qui permettra la guéoula. Voir Zohar Vayetsé, p 153a et b.
[2] Même si la Torah contient des vérités scientifiques, il est clair que son but premier n’est pas de nous délivrer des cours magistraux de sciences naturelles ou autres. Dans le passage ici en question, la Torah n’est pas intéressée à nous faire savoir que peuvent sortir des animaux rayés, pointillés ou mouchetés à partir d’animaux ne possédant pas ces caractéristiques, même s’il s’agit de la notion moderne de mutation génétique. Comme nous le verrons, le but est beaucoup plus large et beaucoup plus profond : il ne s’agit rien de moins que de la création du monde et de la structure de l’univers, que nous révèlera une lecture cabalistique du texte.
[3] Il n’est pas clair si ces menaces sont dirigées uniquement contre les juifs qui ne comprennent pas les textes narratifs ou généalogiques de la Torah, ou si elles visent aussi les Gentils de ce monde qui se penchent sur la Bible. Si tel est le cas, Kant est probablement une des cibles potentielles du Zohar. Il écrivit en effet que les passages narratifs de laBible ne sont qu’ » une augmentation stérile de notre savoir historique » (Emmanuel Kant, La religion dans les limites de la simple raison, p 59). Mettons cependant à l’actif de Kant qu’il ne pouvait connaître les sources ésotériques de la Torah. Ce n’est pas une raison pour déprécier ce texte...
[4] Le chiffre six renvoie aussi à d’autres paradigmes, tels les six sefirot entre Hesed et Yesod, représentant les six directions autour desquelles s’organise le monde. Les six années peuvent donc aussi signifier le tikoun des ces six dimensions de l’univers. Polysémie du texte, et même des mots les plus anodins..
[5] Dans le monde des Broudim il y a 12 partzoufim, ou configurations divines, par lesquelles D.ieu dirige le monde. Jacob conçut chez Laban, c'est-à-dire à partir de la brisure, 12 enfants, les 12 tribus d'Israël.