La fête de Souccot représente un sommet dans la tradition juive. En effet, elle arrive après les solennités de Roch Hachana et de Yom Kippour, marquées par le sceau du repentir et de la crainte révérentielle[1] de D.ieu. Or Souccot est appelé "la fête de la joie" par excellence. Deux opposés se rencontrent ici, durant le mois de Tichri. Mais ces deux notions, celle de la crainte et celle de la joie, viennent en fait se compléter. Celui qui a accompli un retour vers D.ieu pendant les 10 jours destinés à cela, celui-là verra sa joie éclater pendant la fête de Souccot. Il y a donc entre la crainte de Roch Hachana et Kippour d'un côté, et la joie de Souccot de l'autre, une plénitude qui atteint son apogée: deux "opposés" qui se réunissent pour que l'homme pénètre dans le monde de la sainteté représenté par la Soucca, appelée par le Zohar : Tsila Déméhéménouta - "l'ombre de la foi". A Souccot, nous sommes en effet dans l'ombre de D.ieu, puisqu'Il vient nous protéger de Sa Présence, comme Il l'avait fait avec nos ancêtres lors de la sortie d'Egypte, les souccot représentant soit les cabanes réelles qui protégeaient les Bné Isrël dans le désert pendant 40 ans, soit les Nuées de Gloire de D.ieu qui encadraient le camp d'Israël[2]. La soucca représente donc un moyen unique de se rapprocher de D.ieu, de tenter la dvékout. C'est pour cela que le Talmud dit de la soucca que le Nom de D.ieu repose sur elle[3]. Le simple fait de résider dans la soucca, même sans rien y faire (par exemple dormir), représente une mitzva. Dans la soucca, tout est sanctifié. Et c'est probablement parce qu'il s'agit d'un endroit saint que chaque soir, une des grandes figures d'Israël vient nous rendre visite. C'est ce qu'on appelle les "ouchpezin" (littéralement les invités). Ainsi, le premier soir, Avraham sera notre invité de marque. Le second soir, Isaac; le troisième Jacob; le quatrième Moïse; le cinquième Aaron; le sixième Joseph; et le septième soir sera consacré à David.
Ces sept grandes figures d'Israël correspondent chacune à un certain aspect de la foi parfaite en D.ieu. Chacun a permis un dévoilement du divin dans le monde. Ainsi Avraham a eu l'immense mérite d'être le premier à faire connaître le Nom de D.ieu aux yeux de tous, comme il est écrit: " Il proclama le nom de D.ieu" (Béréchit, 12, 8). Il fut aussi le premier à prier vers D.ieu, comme on le voit lors de l'épisode de Sarah chez Abimélekh: "Avraham pria D.ieu, et D.ieu guérit Abimélekh, sa femme et ses servantes" (Béréchit, 20, 17). Comme le dit Rabbi Moshé Cordovéro, Avraham fut le premier à "permettre le lien entre l'homme et D.ieu". Le fait qu'on puisse implorer D.ieu et Lui demander de changer sa situation a été une nouvelle donnée pour l'humanité, apportée par Avraham au monde. En effet, jusqu'à Avraham, on pensait qu'il n' y avait pas de lien vivant possible entre D.ieu et les hommes, même si l'on croyait dans le D.ieu de la Création. Ce qu' a apporté Avraham à l'humanité, c'est qu'il est possible de s'adresser au Maître du monde et de lui déférer ses demandes: la prière. Ceci représente une révolution dans la pensée humaine, et c'est à Avraham que nous devons cet apport essentiel. Et ce n'est pas un hasard si nous commençons les Ouchpezim par lui; la soucca est en effet le lieu de rencontre par excellence d'Israël avec D.ieu.
Puis arrive sur la scène de l'histoire Isaac, son fils. Celui-ci continuera la tâche qu'avait commencée son père, en recreusant les puits de son père: "Isaac creusa à nouveau les puits d'eau qu'on avait creusés du temps d'Avraham, son père, et que les Philistins avaient comblés après la mort d'Avraham" (Béréchit, 26, 18). Mais il ajoutera à la dimension avrahamique la notion de total sacrifice pour D.ieu, "Messirout Nefech", puisqu'il acceptera de servir d'holocauste, à la demande de D.ieu et de son père. C'est d'ailleurs en vertu de ce don total de soi qu'Isaac représente l'ultime défenseur d'Israël aux yeux de D.ieu, comme l'atteste l'apologue du Talmud :"Dans le monde à venir, D.ieu dira à Avraham "tes enfants ont péché"; Avraham fera cette réponse: "Maître du monde, qu'ils soient anéantis pour la sanctification de Ton Nom". D.ieu se dira alors: J'en parlerai à Jacob, qui a eu bien des déboires avec l'éducation de ses enfants: peut-être demandera-t-il miséricorde pour eux". Il dira à Jacob: "tes enfants ont péché". "Maître du monde, qu'ils soient anéantis pour la sanctification de Ton Nom", sera la réponse de Jacob. D.ieu se dira:" les vieux n'ont pas de sagesse, et les jeunes pas de jugement". Il parlera à Isaac: "tes enfants ont péché". Isaac lui répondra: "Maître du monde, est-ce que ce sont uniquement mes fils? Ne sont-ils pas aussi les Tiens ? Lorsqu'ils T'ont assuré "Nous le ferons et nous écouterons", Tu as appelé Israël "Mon fils aîné". Et à présent, ils seraient mes fils, et non les Tiens! Je dirais plus: combien de temps ont-ils péché? Combien d'années dans une vie humaine? Soixante-dix; ôte vingt années exemptes de punition, il leur en reste cinquante. Retranche les nuits, et il ne leur reste que vingt-cinq. Retranche aussi douze années et demie qu'ils passent à prier, à manger et à satisfaire leurs besoins naturels, il ne leur en reste que douze et demie. Si Tu acceptes d'en porter la charge entière, c'est bien. Sinon, partageons-la: j'en porterai une moitié, et Toi l'autre. Et si Tu estimes que c'est à moi de la porter entièrement, j'accepte, car ne T'ai-je pas offert ma personne en sacrifice ?" (Chabbat 89 b). Nous voyons ici apparaître le trait caractéristique de la personnalité d'Isaac: sa propension à se donner entièrement à D.ieu (messirout néfech) et sa capacité à devenir, de ce fait, le plus grand avocat de la cause du peuple d'Israël. Nous sommes loin du schéma classique où Avraham ne représente que la bonté et Isaac uniquement la rigueur. En fait, chaque figure de la typologie biblique ne peut se comprendre que si elle associe en elle toutes les vertus contenues également chez les autres. Ainsi, Avraham n'accèdera à son niveau le plus élevé qu'après le ligotage d'Isaac, car il a montré un signe de rigueur (voir notre article sur Vayéra); de même, le Talmud nous révèle que c'est Isaac qui est capable de faire montre de la plus grande bonté pour Israël, alors qu'il représente a priori la rigueur. Ceci nous apprend un élément fondamental dans l'organisation des séfirot: elles ne peuvent se comprendre que si elles sont liées entre elles et se complètent l'une l'autre. Ainsi, Avraham représente la séfira Hessed (bonté) et Isaac celle de Gvoura (rigueur), mais elles sont interdépendantes quant à leur manifestation pleine et entière.
Puis apparaît Jacob, qui représente la séfira Tiféret, située sur la ligne centrale de l'arbre séfirotique. La ligne centrale symbolise l'équilibre entre la droite et la gauche. Ainsi Jacob représente le patriarche qui a réalisé le mieux l'idéal divin: on dit de lui qu'il est un homme "tam" qui signifie parfait[4]. A la diiférence d' Avraham et d'Isaac qui ont chacun enfanté d'un enfant imparfait (Ishmaël et Esav), Jacob n'a donné naissance qu'à des sages. Jacob est décrit par les Sages comme le patriarche qui a accédé à la plus grande intimité avec D.ieu, puisque le Talmud parle de la maison du D.ieu de Jacob, alors que pour Avraham il est question de montagne, et pour Isaac de champ (Pessahim 93b). C'est dans la maison, à l'opposé de la montagne ou du champ, que l'on atteint la plus grande proximité, même si la montagne et le champ véhiculent des notions extrêmement puissantes dans le rapport à D.ieu[5].
Puis vient dans l'ordre des Ouchpezim, en parallèle avec celui des séfirot, Moïse, qui correspond à la séfira Netzah. Netzah signifie victoire et aussi éternité. Moïse est l'homme qui a fait descendre la Torah du ciel vers la terre, et a apporté au monde les notions éternelles de justice et de morale. Il est aussi celui qui a vaincu l'adversité face à tous les problèmes du désert pendant 40 ans.
Le cinquième invité de la Soucca est Aaron le grand-prêtre, qui correspond à la séfira Hod. Les sages nous enjoignent "d'être les disciples d'Aaron, qui aimait la paix et la recherchait sans cesse, qui aimait les créatures et les rapprochait de la Torah" (Pirké Avot 1, 12). Aaron représente le lien réussi entre les hommes, fondé sur l'amour et le respect mutuel. C'est pour cela qu'il correspond à la séfira Hod, car hod provient du mot hodaya, qui signifie remercier. Il faut savoir remercier D.ieu pour tout ce que nous avons dans ce monde, ainsi que tous les êtres qui nous entourent et nous procurent ce dont nous avons besoin. Hod correspond aussi à l'exil,car ses lettres inversées forment le mot dava, qui signifie maladie. Et c'est justement la vertu d'amour pour l'autre qui nous permettra de sortir définitivement de l'exil et de reconstruire le Temple, qui a été détruit à la suite de la haine gratuite.
Puis vient Joseph, qui correspond à la séfira de Yessod. Yessod est la séfira du juste, qui permet au monde de se maintenir. Joseph est l'homme juste par excellence, qui fait advenir le bien dans un monde rempli de mal: c'est la fonction de Messie fils de Joseph, qui montrera à tous les hommes que D.ieu est la Source de tout ce qui existe.
La dernière figure des Ouchpezim est celle de David, considéré par les sages comme le premier Messie, et de qui sortira , à la fin des temps, le dernier Messie, appelé fils de David. David est considéré comme un messie parce qu'il allie en lui le ciel et la terre à un niveau parfait. David est un roi; il est prêt "à se salir les mains" pour gérer la vie de son peuple dans tous les domaines, comme le dit le Talmud: "Contrairement à tous les rois, de l'orient à l'Occident, qui passent leur vie en bonne compagnie, installés dans leur gloire, moi, mes mains sont souillées de sang et de membranes placentaires dans mon souci de veiller sur l'état de pureté des épouses" (Berakhot 4a). Mais David est aussi l'homme pieux par excellence, qui rédige le plus grand livre de louanges qui ait jamais été écrit, les Psaumes: " Souverain de l'univers, ne suis-je pas pieux, moi qui me lève à minuit pour Te louer alors que tous les rois, de l'Orient à l'Occident, dorment jusqu'à la troisième heure ?". Mais David est encore plus que cela: il est l'homme qui nous a révélé que tout ce que fait D.ieu dans le monde, c'est pour le bien, et qu'il faut savoir s'élever au-delà des événements qui nous paraissent négatifs pour y chercher la lumière divine, présente en chaque chose. Car il n' y a qu'un seul bien à rechercher dans ce monde: la proximité avec Dieu. "Pour moi, l'intimité avec D.ieu est mon bonheur" (Psaumes 73, 28). "Il est une chose que je demande à D.ieu, que réclame instamment, c'est de séjourner dans la maison de D.ieu tous les jours de ma vie, de contempler la splendeur de D.ieu" (Psaumes 27, 4).
[1] Nous distinguons deux formes de crainte: la crainte au premier degré, celle de la peur du châtiment, et la crainte plus élevée, la crainte révérentielle qui se réfère au désir de l'homme pieux d'agir en chaque chose en conformité avec la volonté de D.ieu.
[2] Nous faisons référence ici à la discussion entre Rabbi Eliézer et Rabbi Akiva qui apparaît dans le Traité Soucca 11b. Rabbi Eliézer soutient que les souccot étaient les Nuées de la Gloire Divine, alors que Rabbi A kiva affirme qu'il s'agissait de cabanes réelles faites de bois et de "skhar".
[3] T B Soucca p 9a: "Rabbi Yehouda Ben Bétéra dit: de la même façon que le Nom de D.ie repose sur le sacrifice de Haguiga, le Nom de D.ieu repose sur la soucca, comme il est écrit (Vayikra 23) La fête de Souccot durera sept jours, pour D.ieu (la chem)"
[4] Tam signifie littéralement simple. Mais il faut comprendre simple dans le sens de perfection qui tend vers l'unique.
[5] La montagne est une allusion au Mont Sinaï, sur lequel sera donnée la Torah: Avraham est donc le patrairche qui récèlait déjà en lui toute la Torah future. Le champ fait référence à la dimension d'ouverture et de plénitude, qui renvoie au Temple où le juif qui s'y rendait atteignait cette plénitude.