On peut s’étonner que seulement dix générations après la création du monde, D.ieu décide que celui-ci doit être effacé et que tout doit recommencer, cette fois-ci non pas à partir de rien (yech mihayin) mais à partir de l’Arche de Noé, seul homme jugé apte par D.ieu dans sa génération à pouvoir recommencer l’humanité. Nous devons nous interroger sur la signification de cette décision divine, et sur la portée symbolique de l’arche, notion que l’on retrouvera dans l’histoire juive à plusieurs reprises, comme par exemple pour Moise sauvé des eaux grâce à son arche, ou bien dans la littérature cabalistique où le Zohar est assimilé à une arche.
La raison du déluge est clairement énoncée par la Torah : c’est parce que le vol et la débauche sexuelle prévalent sur tous les habitants du globe, et que ceux-ci refusent de modifier leur comportement, que D.ieu décide de les rayer tous de la surface de la terre : . « Et la terre était corrompue devant D.ieu et se remplit de vol » (Béréchit 6,11) . Rachi nous explique que la construction de l’arche dura 120 ans, pour que tous les habitants de la terre qui observaient Noé en train de la fabriquer, puissent s’étonner de ce curieux agissement et ainsi se repentir de leurs actes et changer leur façon de vivre (Rachi sur Béréchit 6, 14). Mais il n’en fut rien : la génération de Noé ne modifia pas son comportement, aussi D.ieu appliqua-t-il son décret jusqu’au bout. Rare exemple dans la Torah où la colère de D.ieu va s’exprimer jusqu’à la fin, et où il n’y aura pas d’avocat suffisamment « persuasif » pour atténuer le décret divin ! Il n’ y a en effet que Noé, dans cette génération, qui ne s’était pas laissé aller à la débauche et au vol, et qui se souvenait de la Parole Divine, enjoignant le respect de l’autre, créé à l’image de D.ieu. Car si la colère de D.ieu s’enflamme à un tel degré, c’est parce que l’homme n’était plus capable de respecter son prochain, ceci se manifestant par le vol. Le Midrach décrit le vol qui régnait à l’époque comme des larcins de petite quantité contre lesquels on ne pouvait pas se plaindre au tribunal[1]. Les hommes de cette génération avaient donc joint au vol la fourberie juridique, qui empêchait ainsi toute possibilité de tchouva, de repentir et de correction de leurs mauvaises actions. Et il n’y avait personne parmi eux pour leur faire changer leur attitude dépravée. Noé était bien un juste, comme le dit le verset, mais il n’avait pas en lui les ressources nécessaires pour les faire changer de comportement, à l’opposé d’un Avraham ou d’un Moise, qui eux ont su amener les gens de leur génération à reconnaître D.ieu et à leur faire accepter le joug divin. Il n’y avait donc pas d’autre « choix » que d’effacer cette génération perdue.
Mais un problème « théologique » se pose ici : si D.ieu a décidé à ce moment précis de ne faire descendre dans le monde que l’âme de Noé et non celle d’Avraham ou de Moise, c’est que son programme était bien d’amener le Déluge et de faire recommencer l’humanité à partir d’une Arche. Il y aurait donc dans le Déluge et l’Arche une dimension méta-historique, transcendant la seule génération à qui ces événements sont arrivés, et qui viennent nous apporter, à nous comme à toutes les générations qui ont suivi le Déluge, un enseignement d’une portée universelle[2] . Quel est-il ?
Nous nous tournerons vers la tradition ésotérique, le Sod, pour répondre à cette question. En effet, c’est surtout (mais pas uniquement[3]) cette tradition qui a su tirer de la Torah sa dimension méta-historique et métaphysique.
Le Zohar (troisième partie, p 153) nous apprend que la notion d’arche correspond à une enclave du bien dans un monde envahi par le mal . A l’époque anté-diluvienne, il n’ y avait pas une seule personne qui ne pratiquait pas la débauche sexuelle ou le vol. Seul Noé ne succomba pas à ces tentations. C’est pour cela que D.ieu lui enjoignit de se couper radicalement du monde environnant en fabriquant une arche. Lorsque le mal atteint son paroxysme, et qu’il n’ y a pas dans le monde une grande figure morale qui puisse faire modifier radicalement le cours des choses, la seule solution est de se fabriquer sa propre arche, pour se protéger des fausses valeurs environnantes et se construire un monde fondé sur la lumière de la Torah. Dans la terminologie cabalistique, cela correspond à un monde empli de réceptacles (kélim) et vidés de leur lumière. Le réceptacle est la partie matérielle du monde, qui doit être guidée par la partie spirituelle, la lumière divine. Il en va de même pour l’homme. Celui-ci est en effet le microcosme de l’univers, étant le seul être créé à rassembler en lui et le réceptacle-son corps- et la lumière divine-son âme . L’homme doit guider son corps et ses pulsions par l’appel à la spiritualité, qui se manifestera par le respect des mitzvot et surtout par une recherche incessante de la proximité de D.ieu. Non pas une recherche mystique animée par une quelconque grâce qui nous aurait touché, mais une quête honnête orientée vers le désir d’un mieux-être intérieur et d’un amour illimité pour son Créateur. Si l’homme ne laisse parler que ses pulsions, nous arriverons à un état de dépravation où toute trace de lumière divine aura disparu de notre comportement. C’est exactement ce qui arriva à la génération du déluge, et c’est pourquoi, dans un monde où le Verbe divin ne peut être entendu, qu’il n’y a pas d’autre alternative que de se bâtir une arche d’où resplendira la lumière divine. C’est la signification de l’ordre de D.ieu à Noé lui enjoignant d’insérer dans son arche des fenêtres (Tsohar, 6, 16). Et Rachi rapporte un midrach abondant dans ce sens : « Tsohar a deux significations : soit une fenêtre, soit une pierre précieuse qui les éclaire ». Le but de l’arche est donc clair : illuminer un monde envahi par l’obscurité de la dépravation et du vol, venant signifier le non-respect de soi (par la débauche sexuelle) et de l’autre (par le vol).
Ainsi, cette notion d’arche se retrouvera dans des moments de l’histoire juive où tout semblait perdu, comme l’exil en Egypte avec le décret de Pharaon exigeant la mise à mort de tous les nouveaux-nés mâles, ou après la destruction du second Temple. A ces époques, vont apparaître des arches qui vont sauver le peuple juif : Moise dans son arche sur le Nil sauvé par la fille de Pharaon, et Rabbi Shimon Bar Yohai rédigeant le livre de la splendeur, le Zohar, destiné à faire connaître au peuple juif les plus profonds secrets de la Torah, l’illuminant ainsi pour tout le temps de l’exil, période de l’obscurité par excellence, et ceci sur le modèle que représente l’arche de Noé. Ainsi, d’après le Ramhal, Moise serait la réincarnation de Noé, et Rabbi Shimon Bar Yohai est lui-même le guilgoul de Moise[4] . Il existe donc un continuum entre ces trois figures, leur rôle étant de sauver l’humanité et le peuple juif, en amorçant un nouveau départ sur les ruines d’une civilisation ou d’une époque en voie de disparition. Pour Noé, c’est le renouveau de toute l’humanité qui lui est exigé par D.ieu ; et parce que Noé n’est pas capable de drainer derrière lui une nouvelle génération qui enfantera un monde meilleur, cette génération doit disparaître. Pour Moise, la dynamique est différente. Dans un premier temps, il y a la même réaction qu’avec Noé : Moise fuit l’Egypte après avoir tué le soldat égyptien, car il ne se sent pas à la hauteur de se mesurer au mal absolu représenté par Pharaon et la société égyptienne. Il préfère donc s’isoler de cette société corrompue et restera ainsi à Midian pendant 40 ans. Et il faudra une intervention directe de D.ieu à travers le buisson ardent, et de longues tractations entre lui et D.ieu pour qu’il accepte finalement de revenir dans le giron du mal et imposer le Bien Absolu face à la corruption et à la violence pharaoniques.
La troisième arche, dans l’histoire de l’humanité, est représentée par le Zohar. Ainsi l’écrit Rabbi Shimon Bar Yohai : « Et les gens éclairés illumineront le monde comme la splendeur des étoiles dans le ciel (zohar harakyai) ; et tous ceux qui s’efforceront dans l’étude du Zohar seront considérés comme s’ils avaient construit l’arche de Noé » (Zohar troisième partie, p 153b). Rabbi Shimon Bar Yohai a en effet vécu à la génération qui succéda à la destruction du second Temple. A cette époque, tout semblait perdu pour le peuple juif. La dernière tentative de restaurer un foyer juif avait échoué avec la tentative avortée de Bar Kohba ; les Sages d’Israël savaient que le peuple juif partait pour une très longue période d’exil. Dans un monde qui semblait coupé de la lumière divine, D.ieu décida qu’il était nécessaire de préparer la délivrance, même si celle-ci ne devrait arriver que 2000 ans plus tard. C’est pourquoi Il envoya l’âme de Rabbi Shimon Bar Yohai dans ce monde, réincarnation de Noé et de Moise, pour apporter une nouvelle dimension jusque là cachée de la Torah : le Sod, ou « l’intériorité » de la Torah, révélant des associations, des secrets du texte qui étaient certes connus de Moise et des Sages, mais qui n’avaient pas encore été révélés et mis par écrit. Et le Zohar lui-même ne commença à être diffusé que bien plus tard, au 13ième- 14 ième siècle. Puis ce n’est que grâce à l’interprétation du Ari-zal, au 16ième siècle, que l’on commença véritablement à comprendre les allusions du Zohar, enrichie ensuite par l'enseignement de grands maîtres comme le Ramhal. Ainsi, D.ieu préparait au plus profond de l’exil les premières lueurs de la rédemption, qui devaient rester dans l’arche secrète pour ensuite éclairer le monde, tout comme l’arche de Noé pourvu de fenêtres éclairant un univers en perdition. Ces fenêtres sont décrites dans la littérature cabalistique comme la force émanant de la séfira Bina, la troisième des séfirot, et créant le lien avec la dernière des séfirot, la Malkhout, représentée par l’arche elle-même (Voir Adir Bamarom du Ramhal p 16 –17).
Ainsi l’humanité connaîtra plusieurs débuts : non seulement la création du monde à proprement parler, mais aussi avec l’arche de Noé, celle de Moise, et encore la révélation des secrets de la Torah. Il nous semble qu’il faut voir dans tous ces recommencements qui font suite à une profonde dégradation de l’humanité non pas des erreurs de l’histoire, mais au contraire comme remplissant un rôle ontologique majeur pour la compréhension des événements. L’histoire ne progresse que par une suite dialectique de chutes et de remontées, ces dernières n’étant possibles qu’après que l’humanité a échoué[5]. Comme le résume le Ramhal dans Daat Tevounot : « On ne peut distinguer la lumière qu’à travers l’obscurité ». Depuis la faute d’Adam, qui nous a placé dans l’axe de la dualité[6], on ne peut appréhender véritablement une chose que par son contraire. On n’appréciera la lumière que si l’on est passé par les ténèbres : c’est le sens profond de la journée juive, qui commence par la nuit. On ne comprendra la liberté que si l’on est d’abord passé par l’esclavage : c’est la raison profonde de la descente en Egypte. Et si l’on a toujours présent à l’esprit le fait que la descente dans la nuit n’est que pour mieux nous faire comprendre la lumière qui va suivre, on aura acquis un optimisme et une foi inébranlables. Mieux encore : la lumière qui apparaîtra après la traversée de la nuit sera plus grande, plus forte, plus limpide que celle qui avait précédé la nuit. C’est ce qui se passera par exemple avec le Zohar : après la destruction du Temple, les secrets les plus profonds de la Torah sont mis par écrit, pour accéder à un niveau de compréhension de la Torah inégalée jusqu’alors.
Ainsi, D.ieu fait disparaître la génération de Noé, pour que les générations suivantes comprennent la nécessité absolue d’une conduite morale pour la sauvegarde de l’humanité. D.ieu détruit Son Temple et nous fait attendre 2000 ans en exil pour que nous soyons assoiffés du rassemblement des exilés et de la reconstruction du troisième Temple, et que nous nous prépariions à la révélation de l'Unité Divine.
[1] La Halakha enseigne en effet qu’une quantité moindre qu’une « prouta » n’est pas considérée comme une valeur en soi et ne peut donc faire l’objet d’une réquisition au tribunal. Les gens de cette génération volaient tous de petites quantités aux étalages de marchés, ruinant les propriétaires qui ne pouvaient néanmoins pas porter plainte.
[2] Tel est d’ailleurs le sens de nos commentaires dans ce livre. Si la Bible est non seulement le livre des livres, mais aussi et surtout le livre de la vie (Torat Haim), c’est parce qu’elle contient un message valable pour toutes les générations, et à tout endroit. Il est de notre ressort, à nous lecteurs de la Bible, de savoir « actualiser » ce message, ou comme le dit plus justement l’hébreu, de le rendre souvenir vivant : en effet, se souvenir se dit en hébreu zakhor, qui est aussi la racine de zakhar, masculin ou principe agissant dans le monde (à l’opposé du féminin, principe « receveur » du monde). Se souvenir des événements lointains de la Bible, c’est donc savoir rendre actif dans notre monde la souvenance. Passé immémorial et méta-historique de la Torah, qui ne passe pas mais nous entraîne dans son sillage et nous déborde de tous côtés.
[3] Il va sans dire que la tradition midrachique, par exemple, ou plus tard l’école de pensée morale, ont délivré un message qui s’adresse également à toutes les générations. Dans notre commentaire, nous nous appuierons d’ailleurs très souvent sur des midrachim.
[5] Il ne faudrait pas voir dans cette dialectique biblique le modèle hégélien de la thèse-antithèse-synthèse. S'il existe effectivement une ressemblance entre la dynamique historique de la Torah et la dialectique hégélienne qui meut cette histoire, il n'en reste pas moins qu'il y a un fossé entre la finalité des deux modèles. La Bible décrit une courbe, certes sinusoïdale, mais toujours ascendante, commençant par Béréchit et aboutissant au Messie, c'est-à-dire au bonheur universel. Alors qu'Hegel décrit une courbe circulaire, l'histoire s'enfermant dans une série de cercles concentriques inclus les uns dans les autres. Ce qui advient, chez Hegel, ce n'est pas un mieux-être, mais un être pris dans sa négation, aboli par lui-même (aufheben)
[6] L'axe de la dualité signifie qu'à partir du moment où Adam a goûté à l'Arbre de la connaissance du bien et du mal, cette connaissance ne peut être appréhendée que dans une optique duelle, binaire, voire dichotomique. On ne comprend une chose que par son contraire; alors que la voie première, celle de l'Arbre de la Vie, était liée à une connaissance fondée sur une structure unitaire, moniste du monde. D.ieu proposait à Adam de rester fidèle à Son image, c'est-à-dire dans le sillage d'une confiance totale en son Créateur, en suivant la voie de l'adhésion à Son message. Mais l'homme éprouva l'immense besoin (ontologique?) d'expérimenter et de connaître les choses par lui-même, quitte à se tromper et à chuter, pour se relver par la suite.