Notre paracha s'ouvre sur la mitzva de Chmita, c'est-à-dire la septième année où l'on doit laisser la terre en jachère. Puis notre péricope continue sur les lois relatives au jubilé, la cinquantième année, décrétée par D.ieu l'année de la liberté. En effet, en cette année, tout doit retourner à son propriétaire initial: la terre, la maison, l'argent et l'esclave. La Torah nous enseigne ici un principe fondamental: la propriété est toujours relative, car le vrai Maître de tout ce qui existe n'est autre que D.ieu Lui-Même, et tout ce qu'un homme aura pu acquérir durant sa vie n'est qu'un emprûnt que D.ieu a accepté de lui faire. La septième année, et surtout le jubilé, viennent nous rappeler cette vérité première.
La Torah parle à la fin de la paracha des lois relatives à l'hébreu qui s'est vendu comme esclave à un étranger pour assurer sa subsistance devenue misérable: "Si l'étranger, celui qui s'est établi près de toi, acquiert des biens, et que ton frère, près de lui, devenu pauvre, se soit vendu à l'étranger établi près de toi, ou au rejeton d'une famille étrangère, après qu'il s'est vendu, le droit de rachat existe pour lui; l'un de ses frères donc le rachètera. Il sera racheté ou par son oncle, ou par le fils de son oncle, ou par quelque autre de sa parenté, de sa famille; ou, s'il a acquis des moyens, il se rachètera lui-même" (Vayikra 25, 47-49).
Ce texte, comme toute la Torah, peut être compris à différents niveaux d'interprétation. Le niveau littéral vient nous enseigner l'obligation de fraternité envers son proche si celui-ci s'est vendu comme esclave du fait de son indigence. Et l'année du jubilé, comme pour tout le reste, cet esclave sera affranchi: "Et s'il n'a pas été racheté par ces voies, il sortira libre à l'époque du jubilé" (25, 54). Mais on peut (on doit?) lire ces versets dans une autre optique, plus profonde, métaphorique[1]. Ainsi le Daat Zékénim, selon le Midrach Rabba, lit ces versets comme une allusion à la rédemption du peuple juif à la fin des temps, lorsqu'il sortira de l'exil prolongé dans lequel il était plongé. Lorsque la Torah parle de l'oncle qui délivrera l'esclave hébreu, il s'agit de D.ieu, qui est appelé dod, oncle, ou bien-aimé[2]. Et lorsque le Texte mentionne le cousin, ben dodo, il s'agit en fait du Messie, car on peut lire ben dodo comme ben David, le fils du Roi David, autrement dit le Messie. Puis la Torah parle d'une troisième possibilité de rédemption, si celle-ci ne s'opère ni par D.ieu ni par le Messie: que l'esclave se libère de lui-même, par l'argent qu'il aura acquis: "ou s'il a acquis des moyens, il se rachètera lui-même". Le Daat Zékenim interprète ces "moyens" comme les mitzvot que le juif aura pratiquées en exil et qui lui serviront de mérites pour se libérer. Cette interprétation métaphorique était quasiment "appelée "par le Texte, puisque le mot pour affranchissement de l'esclave et rédemption du peuple à la fin de l'exil est le même: "guéoula". Ainsi, on peut continuer à voir dans ces versets qui parlent de l'affranchissement de l'esclave toute l'histoire du peuple juif en filigrane. C'est ce que fait Rabénou Béhayé dans son commentaire sur la Torah: "Il est écrit: "Si ton frère se vend au rejeton ("equer") d'une famille étrangère"; equer est une allusion à l'empire de Rome, car D.ieu rejettera Rome, comme il est écrit dans le livre de Daniel (7, 11):" Je vis comme la bête fut tuée, son corps détruit et jeté au feu"[3]. Le reste du verset contient des allusions aux autres empires: guer correspond à l'empire de Babylone, tochav à celui de Perse, "il est vendu au guer tochav" représente l'empire grec, et "equer" c'est Rome. Et si cette paracha contient des allusions aux exils d'Israël dans les quatre empires, c'est parce qu'elle est consacrée à la notion de libération et de rédemption, comme on le voit pour l'esclave hébreu qui est affranchi au jubilé"( Rabénou Béhayé, commentaire sur la Torah, Vayikra 25, 47). Le Or Hahaïm distingue aussi dans cette paracha une allusion à la rédemption. Ainsi, dans le verset 25 du chapitre 25, il est écrit:"Si ton frère, se trouvant dans la gêne, a vendu une partie de sa propriété, son plus proche parent viendra et il rachètera ce qu'a vendu son frère". Le Or Hahaïm nous révèle que "son plus proche parent" (hakarov) est une allusion à D.ieu qui est appelé Frère, comme dans le Psaume 122. Le verset veut donc nous enseigner qu' après un long exil, D.ieu nous rachètera, c'est-à-dire qu'Il nous ramènera sur notre terre et pardonnera les fautes commises par le peuple[4].
Cette paracha inscrit donc en filigrane tout le programme de l'histoire d'Israël, depuis l'exil dans les quatre empires jusqu'au retour sur la terre d'Israël et la rédemption finale. Les prophètes, notamment Isaïe, ont longuement développé ce thème. Un des versets les plus énigmatiques annonçant la rédemption se trouve dans le chapitre 60 du livre d'Isaïe, verset 22: "Ce peule qui était si peu nombreux, se trouvera multiplié par mille. Lui qui était si faible, il sera devenu une nation puissante. Oui, Moi, D.ieu, quand le moment sera venu, Je me hâterai de le réaliser". Ce verset contient apparemment une contradiction: D.ieu promet de hâter la délivrance…lorsque le moment sera venu! Les Sages du Talmud l'interprètent de la façon suivante: si Israël est méritant, la rédemption arrivera plus tôt; sinon, en son temps, c'est-à-dire à la fin de six mille ans prévus de l'histoire (Traité Sanhédrin p 98a). Les Maîtres du Zohar ont une interprétation quelque peu différente: "Rabbi Yossi dit: que signifie en son temps (bé étah)? Lisons ce mot bé ét hé (au moment du hé), c'est-à-dire au temps où le hé se relèvera de la poussière, alors "Je hâterai cela". Rabbi Yossi ajouta: c'est donc que la communauté d'Israël ne restera qu'un jour au sein de la poussière et pas davantage" (Zohar Vayera p 116 b).
Que veulent nous révéler le Talmud et le Zohar à propos de la rédemption finale? Tout d'abord qu'il ne s'agit pas de donner une date précise de la venue du Messie. Le Talmud est d'ailleurs virulent quant à ceux qui essaient de deviner cette date: "Que leur souffle soit étouffé!" Non, ce que veulent nous faire comprendre les Sages, c'est que l'histoire, bien que programmée par D.ieu dans tous ses détails, n'en reste pas moins sujette à des accélérations (ou des ralentissements) en fonction des actes des hommes. L'histoire est la résultante du projet divin couplé à l'action de l'homme, qui fait que ce projet réussira plus ou moins vite, avec plus ou moins de souffrances.Ainsi, la rédemption adviendra selon trois modalités possibles, comme le verset précédemment cité y faisait allusion: par les mérites du peuple, par le Messie, ou par D.ieu Lui-Même. Et ceci semble correspondre aux trois temps donnés dans le Talmud et le Zohar. Si Israël est méritant ("l'esclave se rachètera par ses propres moyens"), alors la délivrance arrivera "dans la hâte", rapidement, avant la fin des temps et de façon quasi-naturelle, par les actes des hommes ; s'il n' a pas accumulé assez de mérites, alors ce sera "en son temps" par D.ieu Lui-Même ("l'oncle"), un peu sur le modèle de la sortie d'Egypte où le peuple est resté passif face aux miracles que D.ieu faisait pleuvoir sur eux; et, troisième possibilité, par le fils de l'oncle, ben David, le Messie, qui est probablement ce à quoi fait allusion le Zohar quand il parle du temps du Hé: le second Hé du Tétragramme correspond en effet à la Royauté. Or le Messie est avant tout le Roi-Messie, celui qui fera régner la Souveraineté divine dans le monde. Lorsque le Hé sortira de la poussière, c'est-à-dire lorsque la majesté et la grandeur de D.ieu sera établi par le Messie dans le monde entier, alors on pourra parler de rédemption finale, de sortie du peuple vers la vraie liberté, vers le jubilé et la réjouissance.
Ces trois modes de délivrance ne s'opposent pas nécessairement l'un l'autre. On pourrait imaginer un scénario où le peuple juif retourne sur sa terre et amorce la rédemption de façon "naturelle"; puis viendrait une phase de miracles, où D.ieu interviendrait, comme par exemple pour la libération inattendue de Jérusalem. Puis, après un long murissement spirituel du peuple juif, le Messie pourrait se manifester, pour terminer le processus de rédemption.
Tout ceci, évidemment, n'est que pure spéculation…
[1] Métaphorique dans son sens étymologique, c'est-à-dire qui nous emmène loin.
[2] Comme par exemple dans le chant du Chabbat "Lekha Dodi".
[3] Daniel a une vision prophétique de quatre animaux qui correspondent chacun à un des quatre empires qui dirigeront tour à tour le monde et domineront Israël, représentant les quatre exils: Babylone, la Perse, la Grèce et Rome. Le verset amené ici par Rabénou Béhayé parle de la chute de Rome, à la fin des temps.
[4] Dans ce même commentaire, le Or Hahaïm insiste sur le fait que les dirigeants de communautés en diaspora qui se sentiraient installés en exil et n'encourageraient pas l'alyah en Israël porteraient ence la une très grave faute, dont ils seront redevables au Maître du monde.