Notre paracha, dédiée à l'organisation du système juridique en Israël, s'ouvre sur une série de lois concernant l'esclavage. On peut s'étonner que la Torah ait choisi ce sujet pour entamer la présentation d'un système qui se veut central pour l'existence même du peuple d'Israël (voir notre second commentaire sur Michpatim). Le texte biblique est, comme nous l'avons relevé maintes fois, destiné à toutes les générations de tous les temps; c'est un corpus qui transcende toutes les époques et tous les lieux, mais simultanément répond aux questionnnements des hommes de toutes les époques et de tous les lieux, si l'on se donne la peine de creuser le texte et de l'ouvrir à toutes les potentialités qu'il secrète. Si donc la Torah a ouvert sa présentation du système juridique par les lois régissant l'esclavage, c'est que celles-ci contiennent un profond message valable pour toutes les époques, même celles où cette pratique n'a plus cours. C'est ainsi que le comprend le Zohar, qui commente cette paracha comme le secret des âmes, des néchamot d'Israël. Mais avant d'expliciter ce lien entre esclavage et néchama, examinons ce qu'entend la Torah par esclave, au niveau littéral.
Maïmonide nous dit que celui qui achète un esclave, achète en fait… un maître (Michné Torah, Lois sur l'esclavage, I, 9). En effet, le propriétaire d'un esclave est tenu à lui prodiguer des conditions matérielles équivalentes aux siennes propres, et a même préséance sur le maître dans certaines circonstances: ainsi, lorsqu'il n' y aura par exemple qu'une seule couverture dans la maison, celle-ci doit aller de préférence à l'esclave, et non au maître ! Ou bien si d'aventure le maître venait à frapper son esclave, il devra l'affranchir et lui rembourser les dépenses liées à la blessure occasionnée, et ce parce qu'il a attenté à l'image divine contenue en l'esclave. Ainsi, même s'il y a déchéance sociale menant à l'esclavage, l'esclave n'en reste pas moins un être humain à part entière, à qui l'on doit tout le respect dû à la parcelle divine contenue en chaque homme. Leçon sociale de respect à méditer en ces temps incertains, où nombreux sont ceux qui profitent sans vergogne du désarroi des laissés-pour-compte de la société à des fins purement mercantiles, et sans respect aucun de la dignité et de la valeur inhérentes à chaque être humain.
Mais revenons au Zohar. Le livre de la Splendeur commence son commentaire de Michpatim en disant qu'il s'agit du secret de la métempsycose, de la réincarnation des âmes- guilgoulim en hébreu. Quel est le lien entre la justice en Israël, notamment les lois sur l'esclavage, et la réincarnation des âmes? Rachi nous livre la clé: à propos de l'esclave qui ne veut pas s'affranchir après six ans de bons et loyaux services rendus à son maître, la Torah nous dit qu'il faudra approcher celui-ci de la porte ou de la mézouza et lui "poinçonner" l'oreille; pourquoi l'oreille, nous dit Rachi? Parce que cette oreille qui a entendu au Mont Sinaï que tout Israël est esclave de D.ieu uniquement et qui veut néanmoins devenir esclave d'un homme à jamais, doit être "punie" pour ce manquement à la dignité et la grandeur humaines. Un homme ne peut pas impunément renoncer à sa liberté par rapport aux autres hommes car sa vraie liberté repose sur le fait qu'il n'est esclave de personne, hormis son Créateur. On comprend mieux maintenant pourquoi la Torah a commencé la présentation de son système juridique par les lois sur l'esclavage: celles-ci doivent être lues comme une métaphore illustrant le lien profond unissant Israël et son D.ieu: "Car vous êtes mes esclaves" dit D.ieu à Israël. Et puisque le système juridique doit être l'épine dorsale d'Israël dans ce monde, il était donc logique de commencer l'énumération des lois par le rappel (voilé) de la nature unissant le Législateur avec ses sujets. Et si l'on présente la nature profonde de ce lien, il était donc logique, pour le Zohar, d'expliciter également la nature, c'est-à-dire l'âme, des sujets de D.ieu. C'est pourquoi le Zohar se lance dans une longue explication de l'âme et de ses différentes péripéties, à savoir la réincarnation. L'âme est ce principe immortel insufflé par D.ieu en l'homme et qui lui donne vie[1]. L'homme pourait être ainsi "défini" comme un être composite fait d'éléments a priori contradictoires -le corps et l'âme- mais en fait complémentaires l'un de l'autre. L'âme est la spiritualité provenant directement du souffle divin, le corps est l'élément tellurique de l'homme, purement matériel, tel que nous le voyons apparaître dans le texte de Béréchit relatant la création de l'homme: "Et D.ieu façonna l'homme, poussière détachée du sol, insuffla dans ses narines un souffle de vie, et l'homme devint une âme vivante" (Béréchit, 2,7)[2]. Ces deux éléments se complèteront mutuellement, l'âme permettant à l'homme d'aspirer à des sommets spirituels toujours inégalés, et le corps permettant à cette âme de "reposer" sur une base solide, et ainsi de faire régner le spirituel dans un monde matériel. Cette âme a ainsi un rôle bien précis qui lui est dévolue: faire monter le corps vers le plus haut degré possible de spiritualité, ou dans le langage cabalistique, d'adhérer à D.ieu; le Ramhal ajoute: le rôle de l'âme est d'épurer le corps. Ceci se traduit concrètement par l'étude de la Torah et l'observance des mitzvot. Si un homme a rempli ce contrat durant toute sa vie, l'âme, lorsqu'elle quittera le corps au moment de la mort, pourra réintégrer l'endroit d'où elle est venue, c'est –à-dire le Trône divin, la "tête haute", et même s'élever au-delà de son point d'origine. Elle n'aura pas besoin danc ce cas de se réincarner dans un autre corps, ayant accompli entièrement la tâche pour laquelle D.ieu l'avait créée. Mais si tel n'est pas le cas, si l'homme de son vivant, n'a pas réussi à remplir toutes les tâches que D.ieu avait assignées à cette âme à sa création, celle-ci devra se réincarner dans un autre corps. Et ce cas de figure représente la quasi-totalité des âmes d'Israël. Comme le dit le Ari zal, "tous les Bné Israël doivent se réincarner, pour parfaire toutes leurs composantes physiques, psychiques et spirituelles (Néfech, rouah, néchama, haya, yéhida)" (Chaar Haguilgoulim, première introduction).
La métempsycose est donc, pour le maître de Safed, le moyen d'atteindre la perfection pour chaque âme d'Israël. Pour le Ramhal, il existe une dimension supplémentaire à la réincarnartion: la perfection non seulement au niveau individuel, mais aussi et surtout au niveau collectif. Le but des différentes réincarnations sera de faire avancer l'histoire pour s'approcher chaque jour davantage de la rédemption, du Messie, de la résurrection des morts, et du but ultime de la création du monde: la révélation de l'Unité et de la Souveraineté divines sur tous les êtres et tous les événements. Il établit ainsi un parallèle entre le monde des âmes et le système des séfirot. De la même façon que les séfirot sont les émanations de D.ieu par lesquelles Il va diriger le monde, les âmes sont les instruments[3] "personnalisés" de la volonté divine. La combinatoire des séfirot entre elles va engendrer l'histoire, la prédominance de telle séfira à telle époque produisant des événements donnés (ainsi, par exemple la prédominance de la séfira de Hessed produira une période où l'amour de D.ieu pour Ses créatures apparaîtra en plein). De même, l'apparition d'une personne donnée à une période particulière de l'histoire fera avancer celle-ci suivant le programme divin. Les néchamot sont donc le corollaire incarné des séfirot.(Voir Guinzé Ramhal, p 272)
Ainsi, la néchama d'Adam correspond à la première séfira, le Kéter. Celle-ci contenait déjà la perfection à l'état potentiel, mais elle lui a échappé à jamais lors de la faute de l'Arbre de la Connaissance. D.ieu fera alors apparaître dans le monde les trois Patriarches, qui accompliront la réparation de la faute d'Adam. Les néchamot des trois Patriarches correspondent aux trois premières séfirot, Keter Hohma et Bina. Puis viendra Moïse, qui représente la séfira Daat, la connaissance parfaite, car il est celui qui délivre la Torah au monde, donc la perfection. Mais cette perfection restera à l'état potentiel tant que ne sera pas arrivé le Messie, qui actualisera la Torah dans le monde de la réalité: c'est la Présence Divine (la Chekhina) qui se fait tangible, presque visible. Celle-ci correspond à la séfira Malkhout, ou Royauté, qui dirigera le monde dans un esprit de sainteté et de justice parfaite. C'est ce qui s'est passé avec David, celui-ci représentant l'union parfaite du spirituel et du matériel, les affaires politiques de son royaume étant réglés à partir de principes et d'aspirations divins. Et c'est ce qui adviendra à la fin des temps, lorsque le Messie arrivera, pour faire régner à jamais la Présence Divine.
C'est par l'apparition successive sur la scène de l'histoire, à des moments particuliers et en des lieux propices, des âmes nécessaires au déroulement de cette histoire, que D.ieu fait progresser le monde vers la rédemption. Les différentes réincarnations des âmes sont là pour faire mûrir en temps voulu le programme divin.
Le Ramhal nous enseigne qu'il existe deux sortes d'âmes: celles qui proviennent de la séfira Malkhout, et celles qui s'originent dans l'ange Matatron. Ces dernières sont considérées comme "esclaves", car soumises aux lois universelles des six extrêmités[4]; leur fonction et leur tikoun sont bien définis. En revanche, les âmes provenant de la Malkhout sont libres[5], et peuvent s'échapper du système contraignant des six extrêmités pour faire avancer le projet divin jusqu'à son terme.
MICHPATIM, OU LA JUSTICE DANS LE TEMPLE DE D.IEU
Notre paracha traite des problèmes juridiques que soulève toute société constituée. Pour ceux qui croient que la Bible est un livre de théologie, il y a de quoi surprendre, surtout lorsque le thème de la justice est abordé par deux fois, encadrant le Don de la Torah, avant (par le conseil d'Ytro d'organiser des tribunaux) et après (tout au long de la péricope Michpatim). Et pour ne laisser aucun doute sur le caractère saint de ces lois sociétales, Rachi ajoute qu'elles ont été données sur le Mont Sinai, au même titre que les Dix Paroles. Pas moins de sainteté dans le Chabbat que dans le jugement d'un bandit de grand chemin!
La dimension de sainteté dans la justice d'Israël se trouve renforcée encore par un point supplémentaire: la section Michpatim suit immédiatement les versets qui parlent de l'autel dans le Temple. Et Rachi de commenter: "Pourquoi les lois civiles font-elles immédiatement suite à celles relatives à l'autel? Pour te dire que tu devras installer le Sanhédrin près du sanctuaire" (Rachi sur Chemot 21, 1). En effet, le Sanhédrin siégeait dans la "lichkat Hagazit", attenant au Temple de Jérusalem. Cette proximité entre le Tribunal de Haute Instance (le Sanhédrin) et le Temple n'est pas que d'ordre géographique; elle vient signifier aussi que l'on déduit le comportement des juges à partir de celui des cohanim. Ainsi, le dernier verset de la paracha Ytro énonce: "Tu ne monteras pas par des degrés sur Mon autel, afin que ne se découvre pas ta nudité". Le sens littéral est que les cohanim ne devaient pas gravir l'autel par grandes enjambées, car ils auraient risqué alors de découvrir leur entre-jambes. Mais le Midrach (Mekhilta) s'étonne: la Bible a enjoint par ailleurs (Chemot 28, 42)" Et fais-leur des caleçons de lin"; portant ces pantalons, les cohanim ne risquent pas de dévoiler leur nudité. Alors, pourquoi cette injonction de la Torah? Pour apprendre aux juges comment ils doivent se comporter au tribunal: "D'où déduit-on qu'un juge, pour aller siéger au tribunal, ne doit pas s'enorgueillir au-dessus des têtes du peuple saint? De "Et tu ne monteras pas par des degrés sur mon autel", suivi de " Et voici les lois que tu placeras devant eux" (Sanhédrin 7b). L'interdiction aux prêtres de faire de grandes enjambées sur l'autel est en fait destinée… aux juges, pour leur enseigner l'humilité, le fait qu'ils doivent juger avec circonspection et ne pas se croire au-dessus du peuple. Il y a donc un lien étroit, presque de nature, entre le travail effectué au Temple par les cohanim, et les jugements rendus par les dayanim aux tribunaux.
Mais il y a encore plus que cela: ce que veut nous faire comprendre la Torah en créant ce parallèle entre la loi et le Temple, c'est que la Présence Divine sur terre ne peut semanifester que par l'exécution d'une justice exemplaire. C'est pour cela que les juges sont appelés Elokim, et qu'ils sont considérés comme partenaires de D.ieu dans la création du monde (Traité Shabbat 10a). Car en donnant une sentence juste, c'est comme si ils recréaient le monde: les Pirké Avot n'affirment-ils pas que le monde existe grâce à trois piliers, dont l'un est la justice? (Chapitre 1, Michna 18)[6] . Créer et maintenir un système juridique n'est pas qu'une simple affaire de protection des droits des individus dans la société, c'est s'associer au projet divin de la rédemption, du tikoun final. Mais il nous faut examiner en quoi le droit hébraique diffère des autres systèmes juridiques, pour comprendre comment il participe au dessein de D.ieu.
Le but du système juridique hébraique n'est pas de protéger la société contre des personnes malfaisantes, mais plutôt de pouvoir réintégrer ces individus qui ont fauté dans le projet idéal du Créateur, qui est que chacun puisse atteindre un certain degré de tsidkout, de juste, c'est-à-dire en fin de compte de pouvoir se rapprocher de D.ieu. Il ne s'agit pas d'un projet mystique, de communication avec une Force supérieure, mais au contraire se rallier aux commandements de la Torah donnés par D.ieu, et par là-même, tenter de dominer toutes ses tendances négatives et ses pulsions, pour atteindre un certain niveau de pureté de la pensée et de l'acte. La Torah désire ardemment que chaque personne atteigne ce but. Mais Elle sait aussi que la chute, la faute, font inévitablement partie du cheminement de l'homme. Mieux encore: c'est par elles que l'homme pourra progresser. "L'homme n'apprend la Torah que lorsqu'il y trébuche" énonce le Talmud. Cela ne veut pas dire qu'il faut chercher la faute, évidemment. Mais celle-ci est inhérente à la nature humaine. "Il n'existe pas un juste sur terre qui n'ait pas fauté" nous dit le Roi David. Et la Torah a prévu ce cas de figure. C'est pour cela que la justice occupe un rôle si central dans la pensée juive; car elle est l'instrument qui va permettre à tous les individus qui ont fauté de retrouver le sillon de la voie juste, de la tsidkout. La justice ne se comprend en effet qu'avec l'équité. Michpat Tsedek, dit l'hébreu. Le michpat n'est là que pour atteindre le tsedek, que l'on pourrait traduire par le fait d'être en adéquationtotale, juste, avec la loi. Le tsadik est celui qui fait preuve de justesse par rapport à la loi de D.ieu , et ainsi fait régner l'équité dans le monde. Le michpat s'adresse à tous ceux qui, momentanément, se sont éloignés de cette justesse, de cette adéquation entre leurs actes et la loi divine, et qui, acceptant le verdict du juge, rejoignent ainsi la ligne des tsadikim, des justes. C'est ce que nous enseigne expressément une michna des Pirké Avot (1, 8): "Aussi longtemps que les plaideurs sont devant toi (le juge), considère-les tous deux comme également coupables. Mais dès qu'ils t'auront quitté, regarde-les comme innocents puisqu'ils se sont soumis à ton jugement". Le michpat permet donc à l'homme qui auarait fauté une "revirginisation" de sa nature d'homme. Il peut alors réintégrer la voie des tsadikim, car il accepté la justesse du verdict, qui l' a remis en adéquation avec la loi de D.ieu, par l'intermédiaire du juge. On comprend mieux ainsi pourquoi le juge est appelé aussi Elokim: c'est lui qui va permettre à l'homme fauteur de retrouver la voie de D.ieu. Le jugement est donc l'instrument par lequel l'homme va être"récupéré" de la faute vers la tsidkout, la justesse morale dans ce monde. D'où l'importance, pour la tradition hébraique, qu'une société juive se dote d'un tribunal qui, par sa fonction rédemptrice, pourra restaurer l'intégrité morale de ceux qui l'auraient perdu[7]. Le but de la justice n'est donc pas de punir. Il est avant tout de pouvoir réintégrer dans le projet divin tous ceux qui s'en seraient éloignés par un certain acte, à un certainmoment, mais qui désirent revenir dans le giron de ce projet, bref defaire "tchouva". Car là est la pierre angulaire de toute la pensée juive: l'homme est animé fondamentalement par le désir de s'élever spirituellement, et lorsqu'il trébuchera, il cherchera, après ce moment d'égarement, à revenir vers son D.ieu, vers ce désir d'être de nouveau en adéquation avec les appels de son âme. Le monde aussi, à l'image de l'homme, est en perpétuelle ascension par ce principe de tchouva, qui le fait monter , lentement mais sûrement, sur l'échelle de la spiritualité[8]. La punition n'interviendra que secondairement, comme expiation de la faute commise. Mais l'accent est mis définitivement sur la tchouva du coupable. Un exemple: lorsqu'un homme a tué par inadvertance un autre homme, il devra s'exiler dans une ville de refuge, non comme punition, mais pour s'éloigner de celui qui voudrait venger l'homme tué et ainsi risquer d'être tué à son tour. Il restera dans cette ville de refuge jusqu'à la mort du Grand Prêtre. Quel est le lien entre ce meurtre et le Cohen Gadol? Ceci nous montre que cet homicide involontaire était le fruit d'une chute morale de la société dans son ensemble, représenté par la fonction sacerdotale du prêtre. Celui-ci était en effet responsable du niveau moral de la société hébraique, et un meurtre involontaire (à plus forte raison un homicide volontaire) était le signe d'une chute de ce niveau moral. Nous retrouvons encore le lien étroit entre le Temple et la justice. Le Cohen Gadol doit être le garant de l'équité et de la moralité dans la société Israëlienne. S'il y a perte de cet idéal par le meurtre involontaire, le Grand Prêtre doit veiller au moins à la justice, dans ce cas représenté par le maintien du meurtrier dans la ville de refuge.
Autre exemple de la justice vue comme fonction de récupération des âmes et non comme punition: la Guemara déclare que tout Sanhédrin qui rendrait une sentence de mise à mort ne serait-ce qu'une fois en 70 ans est considéré comme un tribunal sanguinaire! La Torah voit la justice comme un moyen de faire tchouva, pas comme un instrument de punition. Si d'aventure un tribunal venait à condamner un homme à mort, quelle possibilité de tchouva y aurait-il derrière cette sentence? C'est pour cela que les Sages d'Israël ont mis tellement de précautions avant de pouvoir condamner quelqu'un. Non seulement ils n'aimaient pas un tribunal qui aurait émis des sentences de mort, mais aussi ils ont érigé nombre de conditions extrêmement difficiles à remplir avant de pouvoir juger un homme coupable: ainsi, il fallait qu'il y ait deux témoins de l'acte malveillant, et de plus il devait y avoir mise en garde à l'avance du présumé coupable! C'est–à-dire que même si deux personnes ont vu cet homme assassiner un autre, on ne pouvait pas le condamner s'il n'avait pas été mis en garde avant l'assassinat de l'interdit du meurtre et des risques qu'il encourait!
Et il y a même "mieux": si les 71 juges qui forment le Sanhédrin le déclarent tous coupables à l'unanimité, le détenu est tout simplement…libéré. En effet, les Sages du Talmud considéraient qu'il est impossible qu'un homme n'ait pas quelque aspect positif dans sa personnalité qui pourrait jouer en sa faveur. Si aucun des juges n' a été capable de déceler cet aspect-là, c'est que le jugement n' a pas été assez approfondi, et que face à cette justice défectueuse, il vaut mieux libérer un individu, certes éminemment suspect, mais dont on n'a pas évalué à sa juste mesure les possibilités de repentir. Exigeante justice hébraique, non pour les condamnés potentiels , mais surtout pour ses juges. C'est pour cela que ceux-ci devaient connaître non seulement tous les aspects de la jurisprudence hébraique, mais aussi être compétents dans tous les domaines des sciences humaines, posséder de nombreuses langues étrangères et même comprendre le fonctionnement de la sorcellerie. Il fallait qu'ils comprennent les mécanismes de pensée des personnes qu'ils seraient amenées à juger.
La justice est donc l'épine dorsale de tout le système de pensée juive. Elle est l'instrument par lequel un homme qui s'est écarté du projet divin va pouvoir réintégrer la voie de D.ieu. C'est pour cela que les Sages du Talmud comparent le Sanhédrin au "nombril du monde" qui alimente et protège l'univers tout entier (Sanhédrin 37a)[9].
[1] A une époque où tout, y compris la vie, doit être expliquée par des mécanismes physico-chimiques, il peut sembler difficile, voire impossible, d'entendre un discours vitaliste, proposant une force immortelle comme moteur premier de la vie. Et pourtant, de l'avis même de nombreux scientifiques, on ne peut résumer la vie à un assemblage de molécules, si compliqué soit-il. Les neuro-sciences n'ont pas réussi à déterminer le mécanisme intime de la pensée, et même le plus performant des ordinateurs ne peut rivaliser avec la complexité du cerveau humain. Celui-ci est en effet capable d'appréhender et de gérer simultanément toutes sortes d'informations d'origine et de nature différente et d'en inférer un comportement adéquat, et ceci en quelques fractions de secondes. De plus, on n'explique pas la supériorité intellectuelle et linguistique de l'homme sur tous les animaux. Tout se passe donc comme si était insufflée en l'homme une capacité unique au monde de comprendre, d'exprimer et de diriger son environnement…
[2] Il ne faut pas voir dans ce verset le fondement d'une dualité à la Descartes, séparant radicalement le spirituel du matériel, et cherchant même un "interface" anatomique pour la rencontre de ces deux entités (comme Descartes l'avait fait en pensant que la glande pinéale du cerveau était ce lieu de rencontre). Nous savons aujourd'hui, grâce aux neurosciences, que l'homme est un, de son cerveau jusqu'à la plante de ses pieds. Le psyché influence le soma, et vice-versa (voir le livre de Damasio "L'erreur de Descartes", aux éditions Odile Jacob). Mais il existe néanmoins une différence fonctionnelle entre ces deux composantes, chaque organe produisant une fonction spécifique permettant, avec l'assemblage de toutes les autres fonctions de tous les organes, de produire un être humain. Le rôle du cerveau est de produire –entre autres- la pensée, et celle-ci aura ders répercussions sur de nombreux autres organes du corps (comme par exemple le système immunitaire ou le système endocrinien); inversement, le système immunitaire ou le système endocrinien produiront des substances qui agiront sur le cerveau et modifieront d'une certaine façon la pensée de cet homme. Il existe donc un fractionnement possible de l'homme, mais celui-ci est d'origine fonctionnelle, et non structurelle.
[3] "Instruments" n'est pas utilisé ici dans le sens péjoratif d'utilisation d'une chose, mais plutôt dans l'acception d'intermédiaire entre la Volonté Divine et la réalisation de Son projet, qui ne peut arriver à terme que par et pour l'homme; celui-ci n'est pas une marionnette entre les mains de D.ieu, mais il est le partenaire du Créateur dans le déroulement de l'histoire qui doit amener finalement au dévoilement de Sa souveraineté dans le monde par tous les hommes.
[4] Chicha Ksavot en hébreu. Elles représentent les six séfirot inférieures (de Hésed à Yésod), avec lesquelles D.ieu va rendre la création tangible, "réelle".
[5] Il n'est pas clair dans le texte ce que le Ramhal veut dire par libres.
[6] Les deux autres piliers sont la vérité et la paix. Le Maharal de Prague explique dans son commentaire sur les Pirké Avot (Derekh Hahaim) que la justice est ce qui permet au monde des hommes de se maintenir, car par une justice parfaite, personne n'empiète sur le domaine de l'autre, et ainsi le monde peut se maintenir (p 57)
[7] Voir les commentaires du Rav Léon Askénazi-Manitou sur les notions de justice, de jugement et de tsidkout, publiés dans les brochures de la Fondation Manitou, numéros 2 et 3.
[8] Sur le principe de la tchouva cosmique et de la tchouva de l'homme comme principe premier; moteur de l'histoire, il faut étudier le livre du Rav Kook, Orot Hatchouva, traduit par Benjamin Gross aux editions Albin Michel sous le titre "Les lumières du retour".
[9] Voir à propos de ce texte l'admirable commentaire d'Emmanuel Lévinas "Vieux comme le monde" in "Quatre lectures talmudiques" aux éditions de Minuit, 1968, p 145. La justice hébraique est, pour Lévinas, ce qui rend le judaisme indispensable au monde.