Notre paracha commence par la description des engendrements de Jacob. Et curieusement, le verset ne fait mention que de Joseph, alors que l’on s’attendait évidemment à l’énumération de tous les enfants de Jacob . La suite des versets, ainsi que le Midrach, en donnent la raison : le patriarche préférait Joseph, car il était « le fils de sa vieillesse » ; et le Midrach Rabba de commenter : « Jacob ne se rendit chez Laban que pour Rachel, afin que celle-ci lui engendre Joseph. Tous les autres enfants attendaient, jusqu’à ce que naisse Joseph, pour pouvoir rentrer en Eretz-Israël ; car Joseph était celui qui pourrait s’opposer à Esav. Qui les fit descendre en Egypte ? Joseph . Qui les nourrit en Egypte ? Joseph. La mer rouge ne s’ouvrit que grâce au mérite de Joseph ! » (Béréchit Rabba )
La Torah et le Midrach mettent ici clairement en avant la centralité de Joseph dans le processus historique qui fera passer Israël de l’esclavage en Egypte à la rédemption. C’est Joseph qui entraînera toute la famille d’Israël à descendre en Egypte, et c’est lui qui y assurera leur subsistance ; et le Midrach ajoute que c’est aussi grâce à lui que s’ouvrira la Mer Rouge ! Comme le dit la Hagadda de Pessah, l’ouverture de la Mer Rouge est le plus grand de tous les miracles, et c’est à Joseph, bien qu’il ait disparu depuis longtemps lorsque celle-ci s’est ouverte, que revient le mérite de cet événement. Il n’est donc pas étonnant que Jacob, qui possédait la prophétie, ait préféré Joseph à ses autres enfants : il voyait en lui le potentiel de sauveur d’Israël , de Messie.
Etudions qui était Joseph, et quels étaient ses rapports avec ses frères, pour tenter de mieux comprendre le tragique épisode de sa vente comme esclave, et la tension entre les deux dimensions de la fratrie israëlienne, le Messie fils de Joseph, et le Messie fils de David .
Joseph est le premier-né de Rachel. Les cabalistes nous enseignent que Rachel représente la configuration de la Royauté, c’est-à-dire de la dernière sefira, la Malkhout. Celle-ci doit corriger le monde dans son extériorité, dans tous ses aspects concrets. Rachi nous renseigne sur la personnalité du jeune Joseph : « Il s’occupait de ses cheveux, de ses yeux, pour paraître beau » (Rachi sur Béréchit 37, 2). De plus, dans les bénédictions qu’adresse Moïse à la fin de sa vie à toutes les tribus d’Israël, il compare Joseph à un taureau (Deutéronome 33 ;17) ; or le taureau est par excellence l’animal qui travaille la terre pour la transformer et l’améliorer. Tout ceci vient nous montrer que si Joseph s’occupait de son aspect extérieur, c’est dans le but de « réparer » l’extériorité du monde, c’est-à-dire d’élever toute la dimension matérielle, physique du monde vers la spiritualité . C’est la dimension du Messie fils de Joseph, qui doit arriver avant le Messie fils de David pour préparer le monde de la matérialité à la spiritualité (voir traité Souccot 52 b, et Zohar Michpatim 119 b). Comme le dit le Midrach précédemment cité, c’est en effet Joseph qui nourrit ses frères en Egypte, c’est lui qui est capable de descendre en Egypte et de ne pas céder à la tentation de la femme de Putiphar, c’est lui encore qui demande aux Egyptiens de se circoncire pour acheter son pain, bref c’est Joseph qui est capable d’introduire la sainteté dans un monde d’impureté que représentait l’Egypte, et ainsi d’élever les forces de la matérialité, l’économique, le politique, vers le spirituel , vers D.ieu
Judah, lui, est celui qui va engendrer la seconde lignée porteuse de la rédemption, le Messie fils de David. David est en effet considéré dans la tradition juive comme celui qui a su réunir dans sa personne l’expression la plus élevée de la foi, à travers les Psaumes, et en même temps être capable de diriger le peuple avec justice et équité. Il représente donc l’idéal juif de conjonction du matériel et du spirituel. David provient de la tribu de Judah, par la filiation de Tamar, Peretz et Boaz d’un côté, et de Ruth la moabite de l’autre. Examinons tout d’abord la personnalité de Judah pour comprendre ce qu’est le Messie fils de David.
Judah est le quatrième enfant de Léah. Celle-ci, nous disent les cabalistes, représente l’intériorité, à l’opposé de Rachel qui est l’extériorité. Dans l’arbre séfirotique, elle est Bina, la troisième sefira, celle qui symbolise le repentir, donc l’introspection, la réflexion intérieure. Le chiffre quatre est aussi porteur de sens : il fait pendant au nom ineffable de D.ieu, le Tétragramme, dont les quatre lettres apparaissent dans le nom de Judah (YHVH) avec en plus la lettre dalet. Cela signifie que Judah est l’homme porteur de la plus haute spiritualité (le Tétragramme), avec la capacité de remercier D.ieu et d’admettre ses fautes, puisque le dalet vient donner la signification de remerciement (odaya) et de repentir, la racine hébraique étant la même pour ces deux mots. Cette capacité de repentir s’exprimera en plein avec l’épisode de Tamar, où il admettra qu’elle est plus sage que lui, et que lui s’est trompé (Béréchit 38, 26). Ces qualités feront que ses frères s’en remettront à son jugement dans toutes les situations. Ainsi que le dit le Midrach : « Les frères firent de lui un roi ». C’est aussi de cette façon que Jacob le bénira peu avant sa mort : « le sceptre ne quittera pas la tribu de Judah » (Béréchit 49, 10). Judah représente donc la royauté en Israël, et une royauté emprise de spirituel. Et c’est David qui représentera cet idéal concrétisé pendant son règne (c’est donc pour cela qu’on appelle cette messianité Messie fils de David, et non fils de Judah, car ce dernier ne représente que la potentialité d’un tel Messie).
Dans un processus idéal, on pourrait considérer que les deux messies sont complémentaires l’un de l’autre, le Messie fils de David ne pouvant régner et être admis par tous que si le Messie fils de Joseph a dans un premier temps élevé le monde du concret vers une aspiration à une haute spiritualité. Mais l’histoire emprunte des chemins plus tortueux, et ces deux messies vont commencer par une opposition farouche. C’est ce qui se trame dans notre paracha : les frères commencent par haïr Joseph pour ses rêves, puis finissent par le vendre, avant d’avoir hésité à le tuer. Ce tragique événement est mené par Judah. Comment un homme, censé posséder en lui le souffle divin de bonté et de miséricorde, peut-il en arriver à perpétrer un tel acte ? Devant la stature de ces personnalités que sont les chefs des tribus d’Israël, on ne peut évidemment pas invoquer de banales affaires de sentiments, fût-ce d’amour ou de haine. Non, les motivations profondes sont à rechercher dans le rôle méta-historique que ces deux figures gigantesques, Joseph et Judah, auront à jouer pour le dénouement vers la rédemption finale. Joseph et Judah jugent le rôle de la royauté de façon totalement différente. Pour le premier, il faut d’abord s’immerger dans les forces du mal pour les transformer en bien, et qu’ainsi le monde dans sa totalité soit entraîné vers le Bien Divin absolu. C’est ce à quoi fait allusion Joseph dans ses deux rêves. Dans le premier rêve, toutes les gerbes de blé se courbaient devant la gerbe de Joseph. L’allusion est claire : le blé représente le monde de la matérialité, et c’est le projet de Joseph qui doit triompher du projet de Judah. Le second rêve est encore plus évocateur : toutes les étoiles, y compris le soleil et la lune, qui symbolisent Jacob et Rachel, doivent s’incliner devant l’étoile de Joseph . A travers ces rêves, Joseph fait comprendre à sa famille que c’est son projet qui est le bon, à savoir s’immerger dans la matérialité pour la sanctifier. Pour Judah, l’histoire doit se dessiner différemment : il ne faut pas côtoyer le mal, encore moins s’y immerger, de peur de perdre son identité et son intégrité morale et spirituelle. Pour lui, le programme divin doit amener directement à la rédemption, sans passer par la nuit de l’histoire, avec son cortège de guerres et de souffrances. Dans sonoptique, l'époque est déjà prête à recevoir le Messie. Alors, il ne comprend pas les rêves de Joseph. Pire encore, il pense que celui-ci fera retarder la rédemption, et même entraîner des luttes inutiles entre les hommes, puisque dans sa vision, le monde est déjà mûr pour la paix éternelle. C’est pour cela qu’il développe de la haine contre Joseph. Cette bipolarité entre intériorité et extériorité ne commence pas avec Joseph et Judah. Elle débute, nous dit le Ramhal dans Kinat Hachem Tsevaot, avec la faute d'Adam. S'il n'avait pas mangé de l'arbre de la connaissance du bien et du mal, cet arbre se serait intégré à l'arbre de vie et ils n'auraient fait qu'un. En d'autres termes, il n' y aurait pas eu de dichotomie entre la connaissance et la foi, l'une s'enrichissant de l'autre. Les hommes auraient pu connaître par la foi, et se nourrir de la foi à partir de la connaissance empirique. Le savoir n'aurait pas été dialectique, c'est-à-dire comprendre une chose par son contraire (thèse –antithèse dans la terminologie hégélienne), mais essentiellement moniste, à savoir une compréhension unitaire des événements, ceux-ci se lisant à travers une vision téléologique des choses (où chaque chose a une finalité), le but étant de faire advenir le Bien Divin. Enmangeant de l'arbre de la connaissance du bien et du mal, Adam choisit la voie de l'expérimentation humaine oùil faudra prouver, argumenter, pour se convaincre d'une réalité donnée. Il créé ainsi une césure radicale d'avec la voie unitaire de la foi, où la réalité serait donnée à partir d'une révélation divine, et non par le travail de l'homme. S'il avait attendu jusqu'à l'entrée du Shabbat pour manger de ce fruit, là aurait été tout l'effort que D.ieu demandait à l'humanité, et celle-ci serait entrée dans une ère de paix universelle, où les réalités humaine et divine n'auraient fait qu'une, et où la connaissance et la vérité auraient été immédiates. Par la faute, la dichotomie, la dialectique s'installent dans le monde et vont parcourir toute l'histoire de l'homme. On retrouve cette dichotomie tout le long du livre de Béréchit, par exemple. Entre Cain et Abel, entre Isaac et Ismael, Jacob et Esav, puis Joseph et Judah. Le dualisme est en effet nécessaire pour pouvoir comprendre une dimension donnée. Ainsi que l'écrit le Ramhal dans Daat Tevounot, "on ne peut comprendre la lumière que si l'on a traversé les ténèbres". C'est le secret du jour juif, qui commence par la nuit, et se termine par la lumière: "Il fut soir, il fut matin". De même, pour arriver à la délivrance finale, il faudra passer par la nuit de l'exil. Ainsi, les enfants d'Israël seront à même de mieux comprendre et d'aspirer de toute leur âme à la liberté, à la rédemption. C'est ce mécanisme profond du fonctionnement du monde et de l'homme que Joseph avait compris et voulait faire passer à ses frères.
Malheureusement, la suite des événements nous montre que les frères n'avaient pas intégré la dimension du dualisme et de la nécessité de passer par la matérialité. Puisque Joseph prétend diriger le monde et l’élever vers la spiritualité à partir des forces du mal, eh bien voyons ce qu’il fera lorsqu’il sera au fond du puits, où n’existent que les forces du mal représentées par les scorpions et les serpents. Voyons ce qu’il pourra faire face au pouvoir économique et marchand lorsque lui-même sera transformé en une valeur marchande, un esclave. Voyons ce qu’il pourra faire face à la débauche sexuelle régnant en Egypte, lorsque les Ismaelites l’y vendront.
Ce conflit entre deux visions différentes de la rédemption entraînera des catastrophes au sein de la famille de Jacob. Celui-ci, tout d’abord, tombe dans une affliction profonde et de ce fait se trouve privé de la prophétie, car “celle-ci ne réside pas sur des gens tristes”. Puis Joseph est jeté en Egypte, avec toutes les péripéties que l’on sait: l’épreuve face à la femme de Putiphar qui le conduira en prison pour 12 ans. Judah est lui aussi perdant dans ce conflit. En effet, le récit biblique mentionne, immédiatement après l’épisode de la vente de Joseph, que Judah “descend de parmi ses frères”, c’est-à-dire s’éloigne d’eux et va prendre pour femme une canannéenne qui lui engendrera “des enfants mauvais devant D.ieu” qui mourront jeunes. Tout ceci pour nous montrer que lorsque la division règne, tous les protagonistes sont perdants.
Que devrait être alors la démarche à suivre face à des points de vue différents, et qui peuvent a priori se justifier ? En effet, qui peut dire, de la voie adoptée par Joseph, ou de celle préconisée par Judah, lequel aura raison au bout de l’histoire ?
Jacob désirait ardemment l’union de ces deux voies. Il espérait secrètement, que malgré les profondes divergences de vue entre les deux optiques historiosophiques de ses fils, que l’un complète le travail de l’autre. C’est pour cela qu’il envoya Joseph retrouver ses frères à Sichem, alors qu’il savait pertinemment les dangers qu’il courait, compte-tenu des ressentiments qu’ils éprouvaient à son égard. Mais il l’envoya, nous dit la Torah, « de la vallée de Hébron ». Or, Hébron se trouve sur une montagne, et non dans une vallée. Le texte veut ici nous donner une allusion à la « profonde sagesse » de celui qui réside à Hébron, d’Avraham. « Il l"envoya de la profondeur de Hébron (Emek Hébron) signifie qu'il l'envoya à partir de la profonde sagesse (Etza Amouka)», nous révèle le Midrach. La profonde sagesse divine, la "Mazala" ou "Tikoun Haklali" consiste à toujours chercher la bonté, la miséricorde qui unira le monde entier et fera advenir la réparation universelle, à l’instar du travail que fit Avraham dans le monde pour y faire régner la paix, à l’image du lieu où il est enterré. En effet, Hébron vient de la racine hibour, qui signifie regrouper, rassembler. Jacob espérait que ses fils pourraient oeuvrer ensemble pour le tikoun du monde, pour faire advenir la paix universelle, et ce même si cela doit passer par des cheminements opposés. Malheureusement, les frères n’étaient pas encore mûrs pour un tel travail, il faudra qu’Israël traverse l’exil d’Egypte pour comprendre la voie de la rédemption. Celle-ci passera par l'union des deux messies, ou des deux arbres-voies (Etz Hahayim, Etz Hadaat).